Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...« Fraction » par Shintaro Kago
Shintaro Kago est un artiste réputé pour son travail de type EroGuro (Erotique grotesque). Pourtant, avec « Fraction » il change de registre et part dans le thriller policier un peu gore. Est-il réellement passé à autre chose, est-il plus sage, moins torturé ? Rien n’est moins sur !
Certaines séries policières aiment dévoiler, dés le départ, le coupable, afin de mieux s’imprégner du travail des détectives. « Fraction » reprend ce principe, mais pour mieux brouiller les pistes.
Le bar le Chat Noir est un lieu sans histoire où travaille, entre autres, Kotaro. Ce jeune homme ne se mêle pas trop aux autres employés. Sous son air détaché se cache un terrible tueur… Chaque mois, Kotaro sélectionne une jeune fille, au gré de pérégrinations nocturnes. Celle-ci finira immanquablement en deux morceaux, coupés net au niveau de la taille. Une mort bien atroce dont semble se délecter ce tronçonneur, comme le surnomme la police. L’histoire aurait pu en rester là et devenir un simple polar. C’était sans compter sur un copycat venant semer le trouble dans l’esprit de Kotaro. L’auteur, Shintaro Kago viendra lui même semer le trouble dans l’esprit du lecteur, en se mettant en scène un chapitre sur deux. Il se personnifie pour nous expliquer ce qui l’a motivé dans la réalisation de cet album : véritable histoire dans l’histoire. Petit à petit, il cherche à embrouiller l’intrigue en se jouant des codes de la narration propre à la bande dessinée. Et si tout ceci n’était pas ce que le lecteur pouvait imaginer au départ ?
Shintaro Kago change assurément de registre avec ce manga. Pourtant, une fois refermé, il est facile de retrouver tout le grotesque des situations ayant fait sa renommée. Les corps nus et mutilés sont également présents. Le lecteur retrouve rapidement son penchant pour l’EroGuro, tout en subissant la manipulation narrative qu’il se plaît à distiller, page après page. Chaque chapitre offre son lot de surprises. Déroutant est le maître mot de ce manga. Shintaro Kago, derrière sa table à dessin, devait bien rire en imaginant la réaction de ses futurs lecteurs.
Il a volontairement brouillé les pistes en proposant des énigmes n’ouvrant pas sur les conclusions classiques que nous aurions pu imaginer. Plutôt que de manipuler ses protagonistes virtuels, il prend un malin plaisir à manipuler le lecteur en jouant sur l’interprétation qu’il pourrait avoir du déroulement de l’histoire. Il l’amène, petit à petit, à douter de tout, à ne pas se fier à ce qu’il voit ou semble acquis.
Shintaro Kago arrive à nous faire prendre des vessies pour des lanternes, c’est indéniable. Et s’il ne respecte ni les codes de l’EroGuro, ni ceux du polar, il sait nous captiver avec ce thriller bien surprenant. Certaines scènes sont assez choquantes. Sur ce point-là , on retrouve clairement la patte du maître. Le reste se lit avec délectation, en essayant, tant bien que mal, de suivre les délires dans lesquels il veut nous entraîner. Une chose est certaine, le lecteur subit une vraie expérience qui lui ouvre des horizons qu’il n’imaginait absolument pas en commençant la lecture de ce livre.
Trois autres histoires courtes clôturent ce manga. Plus question d’enquête policière, c’est trash, et c’est assumé. De l’EroGuro pur jus ! Les histoires sont surréalistes, la nudité explicite et les situations malsaines. L’amateur du genre sera servi.
Ce livre met en avant les talents multiples de cet auteur. Il arrive à se jouer des standards établis de la narration, tout en mettant en images les pires atrocités que la nature humaine peut imaginer. À déconseiller aux âmes sensibles. Un vrai régal pour les autres.
Gwenaël JACQUET
« Fraction » par Shintaro Kago
Édition IMHO (18,20€) – ISBN : 978-2-915517-74-3