Dix ans après la parution de « Résurrection », la première partie d’un diptyque accouché dans la douleur, voici enfin « Révélations » : conclusion du dernier récit du regretté Philippe Tome, décédé alors qu’il travaillait sur les dernières pages de son scénario. Les éditions Dupuis proposent, enfin, l’intégralité de cette aventure magistralement dessinée par Dan Verlinden, digne successeur de ses deux prédécesseurs : Luc Warnant et Bruno Gazzotti.
Lire la suite...« Le Bus » par Paul Kirchner
Paul Kirchner est un auteur rare qui n’avait eu droit jusqu’à présent qu’à un seul album en France (« Contes à rebours » aux éditions du Triton en 1980). Autant dire que la réapparition de son nom dans notre paysage éditorial est une très bonne nouvelle. Le mérite en revient aux éditions Tanibis qui viennent de publier ce « Bus », un album qui reprend l’intégralité de cette création parue dans Heavy Metal à la fin des années 70. Une expérience graphique tout à fait réjouissante.
À partir de 1979, « The Bus » parut de manière irrégulière dans Heavy Metal, la fameuse version US de Métal Hurlant. Pendant six ans, cette œuvre insolite – véritable laboratoire graphique ouvrant sur l’absurde, le surréel – allait permettre à Kirchner de décliner une situation à l’infini. Ceux qui connaissent le travail de Kirchner savent combien l’homme aime expérimenter. Ainsi, dans « Dope Rider », série qu’il dessina dans les années 70 pour le magazine High Times, le thème de la drogue engendrait de multiples expériences picturales mêlant motifs psychédéliques, trames et forts travaux de hachures, pour ouvrir la rétine à d’autres espaces – le plus souvent délirants. Le fait que Kirchner ait été l’assistant de Wallace Wood explique en grande partie ce goût pour le trait, dans des nuances et des complémentarités de genres (on sent d’ailleurs cette influence de Wood dans certaines planches de Kirchner durant les années 70). Dans « The Bus », Kirchner s’affranchit de Wood pour n’en retenir que la rigueur et l’expressivité du contraste qui engendrera la force de l’image, sa puissante visibilité.
Pour délirer sans fin, Kirchner a pris pour sujet l’une des situations humaines les plus banales et quotidiennes qui soient : un homme qui attend le bus. Un postulat que l’auteur va décliner dans une suite d’événements bien moins cartésiens, puisque la fade réalité va se retrouver envahie par des éléments absurdes, fantastiques, surréalistes, transformant l’environnement et brouillant nos repères visuels. Le talent de Kirchner est d’avoir abordé ces multiples glissements vers l’irréel en ne se contentant pas d’user d’un système récurrent. Les transformations sont autant graphiques que sémantiques. Le surréalisme agit sur le fond comme sur la forme. L’absurde s’exprime par le dessin mais aussi par la situation en elle-même. Ainsi, l’homme attend son bus alors que ce dernier sirote une bière au bar, un bus prend le bus, un homme jeune devient un vieillard en quelques cases pour pouvoir rester assis sur une place réservée aux personnes âgées, le chauffeur est un insecte ou bien donne du feu à la femme de l’affiche accolée au flanc du véhicule. D’autres situations nuancent encore les possibilités en ouvrant sur l’expérience graphique pure, comme ces bus de plus en plus nombreux qui finissent par former avec leur toit blanc un nouvel espace où d’autre bus viendront rouler… Il y a un travail de mise en abîme certain, dans « The Bus », et on ne s’étonnera pas que Kirchner cite parmi ses influences Escher ou Magritte…
En deux bandes et six ou huit cases, Kirchner raconte toujours la même histoire en la menant dans une quatrième dimension polymorphe qui lui permet de jeter un regard sur la soi-disant normalité de nos sociétés s’avérant le plus souvent totalement insensée. Peurs idiotes, renfrognements et solitude, torpeur interne issue de l’organisation déshumanisante du système, imbécillité des habitudes subies : même si Kirchner nous propose une fable graphique où tout peut arriver, ses variations expriment avant tout l’impossibilité pour l’homme ordinaire d’accéder au rêve. Les métamorphoses sont ici autant d’invitations à faire imploser le carcan, à dériver dans le fantasme, à s’extirper de la morne existence imposée en haut lieu. L’artiste donne parfois un caractère ou des spécificités humaines au bus : cet anthropomorphisme ne fait qu’ajouter au trouble, et redéfinit les rôles. Il en découle un comique de situation jamais exempt d’une certaine étrangeté, flirtant avec l’angoisse pour mieux nous désarçonner : derrière le jeu se cache autre chose… qui nous plonge dans un rire nocturne.
On ne peut qu’admirer l’art de Kirchner dans ces voyages courts en Absurdie où l’auteur déploie un éventail d’idées aussi simples que géniales, nous offrant d’étranges tableaux qui invitent à ré-envisager notre logique visuelle et narrative. Kirchner a complété ses strips muets par quelques pages ressemblant à des extraits d’une « Encyclopédie des bus » où, tel un entomologiste fou, il nous en apprend un peu plus sur ces créatures roulantes. Après avoir lu cet album, on ne pourra plus parler que de transports hors du commun…
Cecil McKINLEY
« Le Bus » par Paul Kirchner Éditions Tanibis (15,00€) – ISBN : 978-2-84841-020-3