Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...« MOOMIN ET LA MER » PAR TOVE JANSSON
Contrairement à ce que le lecteur mal informé pourrait croire, le petit pays qu’est la Finlande (5 269 173 habitants, soit 12 fois moins que la France) a été l’une des plates-formes importantes de la bande dessinée européenne, et c’est encore le cas aujourd’hui…
Depuis la fin du XIXème siècle, on ne compte plus les journaux satiriques, ainsi que ceux destinés aux enfants, accueillant des représentants du 9ème art. Comme les Finlandais sont de fervents adeptes de l’autodérision, les premières années de notre média favori, alors très populaire dans cette république nordique, se composaient, comme dans le reste du monde d’ailleurs, principalement sur le mode humoristique. Cependant, dès le début des années 1930, l’arrivée des strips américains a vite rendu désuètes ces séries finlandaises avec le texte au-dessous du dessin (créée en 1925, la plus célèbre d’entre elles est, sans nul doute, « Pekka Puupää » d’Ola Fogelberg qui signait Fogeli). Les auteurs locaux n’ont alors pas eu d’autres solutions que d’américaniser leurs productions multipliant les sous-« Mickey », « Blondie », « Felix the cat », « Flash Gordon », « Superman » ou « The Phantom ». Mais les bandes originales coûtant moins cher que la production autochtone, les séries finlandaises ont disparu progressivement des quotidiens et des magazines.
Il faudra attendre 1954, et la création du strip des « Moomins », pour que la bande dessinée finlandaise retrouve enfin droit de cité, grâce à des personnages dont la réputation dépassera les frontières de l’Europe du Nord. Avec son graphisme à la fois dramatique et sympathique, Tove Jansson (1914-2001) avait d’abord mis en scène ses créatures originales, ressemblant à des hippopotames tout en ayant un comportement proche de celui des trolls des légendes, dans un roman pour la jeunesse, en 1945. Il y eut ensuite une première parution en bande dessinée dans un journal finlandais d’expression suédoise (le Ny Tid, en 1947), le suédois étant la deuxième langue officielle du pays, mais ce n’était rien d’autre qu’une adaptation du roman destiné aux enfants : « Moomin et la comète ». La version la plus célèbre (que les lecteurs francophones peuvent enfin découvrir aujourd’hui) n’est donc arrivée qu’en 1954, à la demande de l’agence britannique Associated Newspaper Syndicate : ce qui explique que les textes étaient écrits en anglais (à la différence des autres productions de Tove Jansson que cette dernière rédigeait en suédois, sa langue maternelle) ; la Finlandaise « suédophone » confiant progressivement, dès 1957, les scénarios à son frère (Lars Jansson, lequel en assurera également le dessin, deux ans plus tard), pour se consacrer davantage à la peinture et, accessoirement, à l’écriture des romans dont ses personnages étaient les héros.
Curieusement, jusqu’à l’automne dernier et à l’heureuse initiative des éditions poitevines Le Petit Lézard, les strips poétiques, mélancoliques et humoristiques des «Moomin», publiés pourtant dans 40 pays différents, étaient inédits en langue française ; alors que, dans les pays nordiques, le succès rencontré par cette drôle de famille est monumental : un parc à leur effigie a été créé (le « Moominworld »), un magnifique musée (« La Vallée des Moomins », situé à Tampere) est consacré aux illustrations et dessins originaux de Tove Jansson (plus de 2000 oeuvres), une série d’animation (réalisée avec des marionnettes en Pologne puis, plus tard, en dessins animés au Japon) et un film animé (dont le réalisateur est également un Japonais) ont été diffusés dans le monde entier… Or, c’est justement cet engouement du public asiatique (la série a certainement eu une influence sur les dessins animés de Hayao Miyazaki ou sur les «Pokémons») qui a permis la traduction de cette charmante œuvrette à l’humour souvent noir, car l’éditeur (sous son autre dénomination : Le Lézard Noir) est aussi un spécialiste de la culture japonaise. Avant le premier volume (« Moomin et les brigands »), justement récompensé par le Prix du Patrimoine au dernier Festival d’Angoulême, le public francophone ne pouvait avoir connaissance de ce pan méconnu de la culture bédéesque du XXème siècle qu’à travers les traductions des romans mettant en scène Maman Moumine et son éternel sac à main contenant tout ce dont une famille peut avoir besoin, Papa Moumine et son esprit fantasque dont la principale occupation est la rédaction de ses mémoires, ainsi que leurs enfants candides et optimistes : la plupart de ces romans étant parus aux éditions Nathan.
Ce deuxième tome de la série en bandes dessinées rassemble huit aventures de notre famille bohème, accompagnée de toute une galerie de créatures étonnantes : comme les deux derniers récits (« Moomin au Far West » et « Melle Snork à l’époque baroque ») ne sont plus que signés Jansson, alors que sur tous les autres le prénom Tove précède ce patronyme, nous supposons qu’ils correspondent à l’arrivée de Lars aux scénarios. Quoi qu’il en soit, tout en continuant à se moquer de notre nature humaine versatile, ce fleuron de la culture populaire de l’Europe du Nord, qui s’adresse autant aux enfants qu’aux adultes, nous offre une véritable leçon de savoir vivre… : ensemble et heureux ! Alors qu’une exposition sur les Moomins a lieu, jusqu’au 30 juin, à la bibliothèque Faidherbe à Paris, dans le 11ème (dans le cadre du festival de la culture finlandaise 100% Finlande), un troisième tome est déjà annoncé pour octobre (« Moomin et la comète »), ainsi qu’un recueil illustré (« Le livre de cuisine de Maman Moomin») et un historique de la bande dessinée « Moomin » (« Tove et Lars Jansson, Une vie avec les Moomins ») : ceci afin de compléter la démarche patrimoniale de l’édition d’une bande qui n’en demeure pas moins d’une rare modernité !
Gilles RATIER
PS : A noter que le livre de cuisine et l’historique des « Moomins », à paraître à la fin de l’année, seront traduits par Kirsi Kinnunen, grande spécialiste de la bande dessinée finlandaise, que nous remercions vivement ; en effet, elle nous a apporté de nombreux éclaircissements sur les contradictions (pour ne pas dire inexactitudes) que l’on peut trouver dans les dictionnaires et encyclopédies spécialisés ; même dans les ouvrages de référence qui, d’habitude, sont pourtant plutôt fiables.
“ Moomin T.2 : Moomin et la mer” par Tove Jansson, Editions Le Petit Lézard (22 Euros)