« GATE 22, LE LENDEMAIN AILLEURS » aux éditions Pavesio

Stefano Frassetto et Pierpaolo Rovero nous offrent une vraie cartographie du sensible…

 


On peut dessiner des contrées lointaines où de sombres dangers suintent dans l’ombre, des vaisseaux spatiaux sillonnant le cosmos en flammes, des créatures fantasmatiques s’apprêtant à réduire l’humanité en tapioca. Mais il est bien plus difficile d’exprimer avec justesse et talent des notions comme l’humour ou l’amour, ces deux thèmes pouvant très vite tomber dans ce qu’il y a de pire à lire, portes ouvertes enfoncées et clichés abominables à l’appui. Rares sont ceux qui ont su parler d’émotions vraies et simples sans tomber dans le panneau du ridicule (qui malheureusement ne tue plus). Frassetto et Rovero ont réussi haut la main à relever le pari avec cet album aussi touchant que malin, romantique et intelligent, plein d’humour et installant un climat très spécifique jouant pour beaucoup dans l’esprit en demi-teinte du récit. Une comédie sentimentale douce-amère italienne… qui se passe à Paris.


 


Nick Lejeune est un jeune (eh oui) romancier canadien qui passe les derniers jours de l’année 1999 à Paris. Un peu désœuvré, à la recherche d’une vague idée de livre, il passe le temps comme il vient, entre les rencontres « amoureuses » d’un soir et de longs moments accoudé au comptoir de son bistrot préféré. Un jour, au comptoir, une jeune femme attire plus son regard qu’à l’habitude. Elle s’appelle Senaït, est originaire d’Érythrée, et est rudement jolie. Nick entreprend de lui faire la cour, mais la créature semble aussi insaisissable qu’un fantôme du continent Noir, le semant et disparaissant à chaque fois qu’il est sur le point de l’aborder plus sérieusement. Nick court après un amour impossible mais pourtant à portée de main, et semble incapable de trouver la manière dont celui-ci pourrait s’exprimer puis exister. Pour gagner son cœur, Nick ira jusqu’à prendre un billet pour l’Érythrée ; la femme est alors aussi un pays, l’idée du voyage, et donc une destination à la fois affective et géographique, ce qui tend vers une certaine pensée baudelairienne. L’album est en fait une cartographie du sensible au quotidien, avec en toile de fond des horizons fantasmés qu’on désire sans savoir les comprendre. À l’insu du héros, certains flash-backs nous retracent l’itinéraire de son grand-père qui, après avoir travaillé sur des recherches musicales portant sur la formule absolue du tempérament harmonique, s’est perdu cœur et âme en Érythrée des décennies auparavant. Cette formule, ayant pour fonction d’ériger les règles de l’accordage parfait de tous les instruments de musique, est une parabole qui – par sa nature aussi absolue qu’impossible et symbolisant les êtres en vibration commune – engendre des effets de miroir subtils avec le présent de l’action.


 


Les auteurs ont réussi à exprimer les sentiments avec justesse, en les frôlant, de manière intime, sans jamais en rajouter. Les situations sont bien senties, souvent cocasses, portées par un humour salvateur. Le travail de Rovero, que ce soit pour les dessins ou les couleurs, est d’une belle sensibilité. Le graphisme, très agréable par un beau traité au pinceau, est élastique et profond, et les couleurs, tournant autour de gris colorés et de tons rabattus, instaurent une atmosphère particulièrement palpable. La narration est bien maîtrisée et nous offre même quelques agréables surprises dans des mises en page et des découpages inspirés. Gate 22, malgré une apparente légèreté de propos, s’avère être un album qu’on n’oublie pas comme ça. Il a les qualités de ces œuvres rares qui réussissent à nous émouvoir durablement par leur talent de cœur sans avoir l’air d’y toucher, avec une grande finesse d’esprit. C’est une œuvre qui fait du bien car elle entend faire vibrer en nous des émotions que nous avons toutes et tous pu connaître lorsque – au-delà de tout discours – nous nous sommes sentis à un moment ou un autre profondément touchés par une personne.


La couverture est très réussie et ne ment pas sur le contenu de l’album, chose assez rare de nos jours…


 


En cliquant sur le petit appareil photo en haut à droite de cet article, vous pourrez admirer une planche issue de l’album, faisant irrémédiablement penser à certaines images du Tango de Pratt.


 


 


 


Cecil McKinley.


Galerie

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