Apparue pour la première fois dans le mensuel Tchô ! en 2003, Lou est devenue un best-seller de l’édition, avec plus de trois millions d’albums vendus, une série d’animation, un long métrage, des traductions dans le monde entier… Un tel succès méritait bien cet ouvrage anniversaire, qui nous propose — en plus de 300 pages — de revenir sur l’histoire de l’héroïne qui a grandi avec ses lecteurs. Tout en ouvrant généreusement ses carnets de croquis, Julien Neel évoque — au cours d’un long entretien — son propre destin, lié depuis 20 ans à celui de la petite fille blonde devenue grande.
Lire la suite...Spécial Kevin O’Neill
Lors de la récente exposition consacrée au travail de Kevin O’Neill sur la série « Century » à la galerie 9ème Art, j’ai eu l’honneur de pouvoir embêter un peu le fameux dessinateur de « La Ligue des gentlemen extraordinaires » en l’interviewant pour la bonne cause… Il y avait aussi là Paul Gravett, le grand spécialiste de la bande dessinée anglaise, un vrai gentleman, charmant et extraordinairement passionné. Je vous propose donc aujourd’hui de lire cette petite interview qui me donne l’occasion de revenir aussi sur les deux tomes déjà parus de la trilogie « Century », en attendant le troisième qui devrait sortir à la fin de l’année. God save the Queen !
Cecil McKinley : Bonjour, cher Kevin O’Neill. Tout d’abord, je voudrais que vous me parliez de la manière dont vous avez abordé « La Ligue » au tout début de l’aventure…
Kevin O’Neill : Tout ça a commencé par hasard… J’étais à Londres dans un magasin de BD qui n’existe plus aujourd’hui, quand le libraire me dit : « J’ai entendu dire que vous travailliez avec Alan Moore sur un nouveau gros projet !? ». Je lui ai répondu que non, d’ailleurs je n’avais plus de nouvelle d’Alan depuis plusieurs mois… Mais je devais l’appeler à propos d’autre chose dans la semaine… Donc, j’appelle Alan, et après un moment celui-ci me dit : « Kevin, j’ai une super idée, peut-être que cela pourrait t’intéresser, dis-moi ce que tu en penses. » Et c’est comme ca que j’ai entendu parler de « La Ligue » pour la première fois. J’ai tout de suite pensé que c’était la meilleure idée que j’avais jamais entendue, avec tous ces personnages si iconiques à dessiner ensemble en un même espace… et puis je suis familier de cette époque, je l’aime beaucoup.
Je crois qu’Alan travaillait sur ce projet depuis quelques années, mais ce n’était qu’une ébauche, une idée où l’on voyait apparaître le personnage de Dorian Gray, mais tout cela n’était encore qu’un script inachevé. J’ai tout de suite envoyé plein de dessins à Alan Moore, dès le début, mais ils étaient mauvais… Après plusieurs échanges de dessins infructueux, j’avais reçu d’Alan Moore le synopsis qui mentionnait Dorian Gray dans un salon au fin fond du vieux Londres, marchant de long en large… Je lui ai alors envoyé une autre série de dessins, mais ils étaient tous influencés par la manière dont George Pal avait mis ça en images avec beaucoup de machines folles, compliquées, avec des graffitis victoriens aux murs. Alan Moore a réagi à ces premiers dessins de manière polie, mais en me disant que ça n’allait pas.
Dans mon style habituel, il y avait beaucoup d’action, de mouvements, donc c’était difficile de changer de style, d’avoir une nouvelle approche, et ça s’est fait graduellement, de changer ce style, de faire moins de mouvements… Toutes mes bandes dessinées sont pleines de violence, de robots, de super-héros, et donc j’ai dû me calmer ! Ça a été très difficile, pour moi, et ça m’a pris au moins dix pages dans le premier livre pour que je commence à me sentir à l’aise. J’ai douté, je me suis demandé si j’allais y arriver. C’était tellement différent de tout ce que j’avais fait avant… Finalement, je me suis habitué au rythme, il a fallu que j’améliore mes dessins : c’est beaucoup plus difficile de dessiner des gens qui sont assis à table, à boire le thé, plutôt que des gens avec des têtes qui volent ! Ça a révélé en moi que mon style était inadéquate pour ce genre de création. Mais après discussion, j’ai compris qu’il fallait que je me concentre sur le cœur de l’ouvrage et sur les personnages les plus méchants… Ça a été fascinant, comme processus.
McK : On sent un léger changement graphique, entre « La Ligue » originale et sa suite « Century ». Était-ce une volonté de votre part, ou bien est-ce Alan Moore qui vous l’a demandé ?
O’Neill : Oui… On a discuté de ce genre de choses, au niveau du changement graphique, avec Moore, pour aborder la suite de « La Ligue ». En ce qui concerne le premier volume de « Century », 1910 et la période victorienne ne sont pas forcément très éloignés, au niveau esthétique, il n’y a pas grande différence. Quand on a fait le « Black Dossier » (NDLR : pas encore traduit en France, malheureusement !), on s’est transposés dans les années 50, mais c’est vraiment pour « 1969 » qu’on a repensé le style du dessin : là on voulait donner un style vraiment sixties, avec des contours épais, des hachures croisées spécifiques (j’aime les hachures !). Mais le plus dur, c’est l’album que je suis en train de finir en ce moment, qui se passe de nos jours, en 2009 !
McK : Oui, le troisième et dernier volume…
O’Neill : Oui. Je n’arrêtais pas de dire à Alan que le futur serait le 2009 de quand on était des enfants, quand on se demandait ce que serait ce futur, si l’on irait sur la Lune, puis sur Mars ! Ça aurait été le futur dessiné tel que nous le fantasmions à l’époque, avec des propulseurs et autres inventions… mais ce futur maintenant passé n’est rien de tout ça, en fait ! C’est un peu décevant, mais il y a les ordinateurs, les téléphones mobiles, et aussi une perte de la vie privée, et ça c’est intéressant. C’est plutôt le monde de George Orwell, et la perte d’identité. C’est comme ça que la Grande Bretagne est devenue, avec ses caméras de surveillance… Londres est devenue comme ça, c’est devenu sinistre. Mais avec ce livre se passant en 2009, on a aussi voulu sortir la série de la ville de Londres, par rapport aux autres volumes.
McK : Apparemment, Alan Moore avait envie de créer une série de spin-of de « La Ligue » qui s’intitulerait « Tales of the League » et qui se consacrerait à chacun des personnages de l’équipe. Où en êtes-vous de ce projet ?
O’Neill : Alan a cette série gigantesque à l’esprit, mais je lui ai dit que j’aimerais bien faire un petit livre, avant ! Car après « La Ligue » on a fait le « Black Dossier », suivi par « Century » en trois histoires, maintenant je voudrais faire quelque chose avec la fille du capitaine Nemo : c’est ce qui est prévu, et ce sera juste un one-shot. Cela se passera dans les années 30, mais pas à Londres, et ce sera sûrement une histoire de super-héros, aussi. Mais ce n’est encore qu’une ébauche, il y a encore beaucoup de choses à faire, pour l’instant, beaucoup d’idées à assembler, à agencer. Le problème que nous avons, c’est de trouver du matériel qui soit dans le domaine public afin de pouvoir l’exploiter sans qu’il y ait de problèmes de copyright ; on a besoin de la permission de certaines personnes. Mais bon… On ne va tout de même pas utiliser Mickey Mouse! (Rire)
McK : En parlant d’animaux, j’espère quand même que vous avez honte, d’avoir blasphémé l’un des monuments de Grande-Bretagne, avec Moore..
O’Neill : Hein ? Quoi ?
McK : (Rire) Oui, je vous parle bien sûr de la vision que vous avez donnée de l’ours Rupert, dans « La Ligue » : honteux !
(Rires)
O’Neill : Quand j’étais enfant, j’adorais les livres de Rupert, et pourtant je ne les avais jamais vraiment lus. Paradoxalement, j’adore l’alphabet avec Rupert mais je n’ai jamais pris de réel plaisir à le lire : à l’époque, quand je regardais les images, je me disais que c’était vraiment un monde bizarre – et très dérangeant, dans un sens – avec ce petit garçon à tête d’éléphant, et Rupert qui ressemble à un genre d’ours polaire ou de grizzly… C’est une façon très british de voir les choses, très excentrique ! Mais on dirait que tu es un fan…
McK : Oui, j’aime bien Rupert !
O’Neill : Oups… Hum… bah je suis désolé, alors…
McK : (Rire) Oh non, non, pas de problème ! Je blaguais, j’aime beaucoup ce que vous en avez fait, avec Alan ! J’adore ! Ça m’a beaucoup fait rire !
O’Neill : Ah ! Ouf !
McK : Pour finir, cher Kevin, j’aimerais bien vous proposer un petit portrait chinois… Vous êtes d’accord ?
O’Neill : Allons-y !
McK : Si vous étiez un comic ?
O’Neill : Je serais « Popeye ».
McK : Un film ?
O’Neill : « King Kong ».
McK : Une chanson ?
O’Neill : « My old man’s a dustman » de Lonnie Donegan.
McK : Une qualité ?
O’Neill : Euh… euh… (long silence, puis, s’adressant à Paul Gravett) Je n’arrive pas à me trouver de qualité, ce doit être mon côté catholique qui veut ça !
Paul Gravett : On pourrait peut-être dire la modestie ?
O’Neill : (s’adressant à nouveau à moi) Non, n’écrivez pas ça, ce n’est pas moi qui l’ai dit ! Je crois que je suis incapable de vous donner une réponse personnelle à cette question…
McK : Et un défaut ?
O’Neill : Je suis trop lent.
McK : Mais ça peut être une qualité, la lenteur, non ?
O’Neill : Oui, quand on a un travail de grande ampleur, avec l’âge, on aimerait pouvoir travailler lentement, mais malheureusement ce n’est pas vraiment possible… Donc c’est l’une de mes qualités et l’un de mes défauts, dirons-nous.
McK : Une couleur ?
O’Neill : Le rouge.
McK : Un animal ?
O’Neill : Un chien.
McK : Quel genre de chien ?
O’Neill : Genre chien de berger, ou colley… euh, non : un bâtard ! Donc, en synthèse, je serais finalement un chien rouge modeste, mais avec la bave aux lèvres, enragé.
(Rires, Kevin O’Neill començant à grogner comme un chien.)
McK : Et enfin, si vous étiez un autre dessinateur que Kevin O’Neill ?
O’Neill : Je serais Elsie C. Segar. J’ai toujours été un immense fan de « Popeye » quand j’étais enfant. Popeye a probablement le meilleur design de personnage de tous les temps. J’adorerais dessiner comme ça. Et j’aime aussi les cartoons des studios Fleisher… « Popeye » est un chef-d’œuvre !
McK : Oui, c’est vrai, c’est magnifique ! Bon, eh bien merci beaucoup, Kevin. Bon fin de séjour en France !
O’Neill : Merci, à bientôt !
« La Ligue des gentlemen extraordinaires : Century » T1 (« 1910 »)
Avec « Century », Alan Moore a encore pris une direction inattendue, ne profitant pas du succès de la série originelle pour tirer sur la ficelle et ne faire qu’une aventure de plus… Pourtant, ça aurait été tentant, tant le concept de départ est excitant et engendre toutes les envies. Cette super-équipe constituée des personnages les plus emblématiques de la littérature fantastique et de la science-fiction naissante du 19ème siècle, c’était vraiment une idée géniale, très séduisante, et c’est vrai qu’on aurait bien vu nos héros steampunks dans de nouvelles aventures… Mais c’était bien trop facile. Alors Moore a dynamité son postulat pour mieux le prolonger, dans une extrapolation ouvrant tous les possibles sans pour autant oublier la nature première du projet. Avec « Century », c’est un siècle de l’histoire de l’Angleterre qui est parcouru à travers trois dates clés : 1910, 1969, et 2009. Les membres de l’équipe de base sont donc morts, le 19ème siècle a fait place au 20ème, ne reste que Mina Murray sur laquelle le temps n’a plus de prise, accompagné d’un duo tout aussi immortel : Orlando, et le fils d’Allan Quatermain. Mina, Orlando et Allan deviennent donc le trio de choc de l’histoire, permettant au mythe de perdurer. Mais il y a aussi une autre descendance qui continue de hanter l’œuvre, avec Janny, la fille du capitaine Nemo. Dans « 1910 », le parcours de cette jeune femme révoltée tient une telle place qu’il est pratiquement égal en importance à l’aventure du trio, véritable récit parallèle au potentiel fictionnel énorme, presque intégralement exprimé par le biais de paroles de chanson issues ou inspirées du fameux « Opéra de quat’sous » de Bertolt Brecht et Kurt Weill.
Avec « 1910 », le combat contre l’ennemi fantastique se déploie de manière thématique, notre trio devant empêcher l’avènement de l’apocalypse déclenchée par les agissements d’une secte d’occultistes menée par un certain Oliver Haddo et qui compte engendrer un Enfant de Lune, prémisse à la venue de l’Antéchrist. Alors que la comète de Halley et le couronnement de George V sont en toile de fond, le royaume de Nemo est sur le point de s’éteindre avec celui-ci, et l’on redoute le retour présumé de Jack l’éventreur… Tout est là pour fournir à Moore une ouverture narrative originale tout en faisant écho à l’univers mis en place au départ. Et si « Century » s’avère finalement assez différente de l’histoire originelle, elle la prolonge néanmoins par ce cocktail détonnant d’humour provocateur, d’étrangeté décalée, de sexualité crue et d’hommages aux pionniers de la SF, le steampunk n’ayant pas disparu. Pour cette suite, O’Neill a simplifié son trait qui semble plus lâché, plus brut, se détachant quelque peu de l’esprit gravure de la série originelle pour exprimer le passage progressif à une autre ère. À la fin de l’album, vous trouverez le premier chapitre du « Laquais de la Lune », un feuilleton en prose signé par un certain John Thomas : Alan Moore continue donc à distiller ses annexes chéries censées nous donner d’autres clés pour mieux saisir le sens de l’œuvre, par rebonds, échos et extrapolations, nous perdant parfois plus qu’il nous aiguille, mais c’est le jeu… Nous apprendrons néanmoins que Mina a dirigé des super-héros en 1964, une date qui reviendra par la suite sans jamais être déployée.
« La Ligue des gentlemen extraordinaires : Century » T2 (« 1969 »)
Le « Black Dossier » restant inédit en France, nous passons donc de 1910 à 1969 sans passer par la case 1958. C’est dans « 1969 » que la transition graphique entre les époques est néanmoins la plus évidente, le trait d’O’Neill tendant résolument vers l’esprit des sixties à travers toute la culture pop anglaise. En 1969, le combat contre Haddo et l’apocalypse continue, la menace ne semblant malheureusement pas derrière nous… Au fil des décennies, l’esprit d’Haddo investit des corps successifs afin de mener sa croisade maléfique à terme. Mina, Orlando et Allan pressentent que le danger est à nouveau imminent à cause d’une vision prémonitoire de Carnacki, et ils vont à nouveau se mettre en route pour déjouer les plans d’Haddo. Si Orlando et Allan semblent bien se faire à l’époque des sixties, Mina, elle, a bien plus de mal à assumer sa jeunesse éternelle, et elle fait de nombreux efforts pour s’intégrer dans cette époque si… nouvelle ! Car dès le départ, Moore nous plonge bien dans la culture de ces sixties si boullonnantes, que ce soit culturellement, artistiquement ou socialement. Les mœurs se révolutionnent, il est maintenant question de musique pop, de drogues et de libération sexuelle.
Ce deuxième tome de « Century » est tout à fait réjouissant, tant sur le fond que sur la forme. Alan Moore profite de ce nouvel espace-temps pour explorer une nouvelle fois cette période si riche en bouleversements et qui a tant marqué l’auteur. C’était un pari risqué – et presque une impossibilité conceptuelle – que de prolonger le postulat de départ jusqu’à des époques contemporaines. Mais cela fonctionne, et même plutôt bien ! L’humour et l’étrange n’ont pas disparu, trouvant dans les sixties de nombreux éléments propres à les enclencher, et apporte une dimension psychologique intéressante pour les personnages. Qui aurait pu croire au départ qu’un jour Mina Murray se ferait un mauvais trip sous ecstasy ?! Ce bad trip donne d’ailleurs l’occasion à Kevin O’Neill de faire exploser le style pop dans son dessin, très proche de l’esprit de « Yellow Submarine » des Beatles, sans oublier l’underground qui pointe le bout de son nez… L’album se referme sur le deuxième chapitre du « Laquais de la Lune » de John Thomas, toujours aussi obscur et vaporeux, mais nous titillant les neurones avec détermination. On attend donc le troisième et dernier volume de cette belle trilogie qui risque fort de nous surprendre… Vivement !
Cecil McKINLEY
« La Ligue des gentlemen extraordinaires : Century » T1 (« 1910 ») par Kevin O’Neill et Alan Moore Éditions Delcourt (14,95€) – ISBN : 978-2-7560-1137-0
« La Ligue des gentlemen extraordinaires : Century » T2 (« 1969 ») par Kevin O’Neill et Alan Moore Éditions Delcourt (14,95€) – ISBN : 978-2-7560-1929-1