Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...COMIC BOOK HEBDO n°13 (15/02/2008).
Cette semaine, « Ex Machina » et Fletcher Hanks.
Le paysage éditorial des comic books en France ne cesse de s’épanouir et de prendre de plus en plus de place sur le marché. De Marvel et DC Comics en passant par Vertigo et Image, Wildstorm et Dark Horse, Top Cow et ABC, les éditeurs et labels anglophones sont toujours plus représentés en France grâce à Panini Comics et Semic, bien sûr, mais aussi Delcourt ou Wetta, par exemple. Eh bien une dimension supplémentaire est en train de naître avec l’apparition de créations issues de Virgin Comics et de productions liées au cinéma et à la télévision, éditées grâce à l’association de Soleil et de Panini Comics sous le label « Fusion ». Cette nouvelle ligne éditée par Panini Comics et marketée par Soleil entend proposer des comics consacrés à un certain mainstream attaché à Hollywood & co. Les lecteurs de ComicBox auront déjà eu un avant-goût de la chose puisque la revue a publié quelques pages de Devi en octobre dernier. Au programme – entre autres – de ce nouveau label : La Tour Sombre, Game Keeper, 7 Brothers, Jackie Foxxx, World of Warcraft, l’adaptation de Heroes ou la publication de la huitième saison inédite sur le petit écran de Buffy… Les noms de Stephen King, Nicolas Cage ou John Woo sont annoncés autour de ces albums, ce qui ne constitue pas un risque éditorial monstrueux pour l’entreprise Soleil, avouons-le, définissant à nouveau clairement les ambitions « culturelles » de celle-ci… Outre l’information en elle-même qu’il faut annoncer, je ne sais pas s’il faut se réjouir d’une telle initiative… qui semble résolument tournée vers l’entertainment et les séries commerciales. Mais attendons d’en voir plus, car Devi ça avait l’air rudement chouette, quand même, et il n’y aura pas que de l’« easy reading » puisque ce sera aussi l’occasion de découvrir la première œuvre de Chris Claremont pour la France, avec la série d’heroic fantasy Wanderers dessinée par Phil Briones…À suivre ! Afin d’admirer les couvertures des albums chroniqués cette semaine, veuillez cliquer délicatement sur le petit appareil photo en haut à droite de cet article… -EX MACHINA vol.3 : RÉALITÉ ET FICTION (Panini Comics ; 100% Wildstorm). Les habitués de cette chronique (ah bon, il y en a ? Mince !) savent combien j’admire Ex Machina puisque j’en ai déjà dit le plus grand bien à plusieurs reprises ici même. Ex Machina est une grande bande dessinée signée Brian K. Vaughan et Tony Harris, importante par son intelligence, son culot, son ton direct, sa réalité réinventée pour mieux cerner la nôtre, et bien sûr les idées qu’elle amorce et véhicule, aptes à entamer de réelles réflexions non seulement sur la bande dessinée et ce qu’elle peut exprimer mais aussi sur la marche de notre monde, sans aller vers l’anecdotique, le manichéen, la démagogie ou le combat aveugle. Brian K. Vaughan réussit avec cette œuvre à prouver qu’on peut encore aujourd’hui créer des fictions aussi libres que susceptibles d’apporter un regard critique et réfléchi sur notre histoire contemporaine, parfois plus profondément et avec plus d’acuité que dans bon nombre d’essais écrits par des journalistes, historiens et spécialistes… du marketing. Ex Machina est une grande bande dessinée, mais elle est avant tout une grande œuvre. Une œuvre brillante aux ramifications politiques, philosophiques, morales, artistiques ou sociales exprimées de manière exemplaire : un vrai regard, humainement engagé, évitant des écueils qui auraient pu être gigantesques et dévastateurs. Comme je l’avais déjà écrit (mais je pense à ceux qui ne connaissent pas encore ce chef-d’œuvre), il y a quelque chose de réellement troublant dans la manière dont Brian K. Vaughan mélange la fiction et la réalité, nous mettant dans une position de lecteur assez inédite, proche de la fascination, déstabilisant nos repères habituels. Une œuvre lucide, il va sans dire, faisant se rencontrer réalisme politique et science-fiction, faits contemporains et fantasmes collectifs, miroir social et horreur, humour et engagement, le tout dans une narration à la temporalité fragmentée et alternée tout à fait remarquable. Ex Machina ne ressemble à aucune autre oeuvre dessinée, et ce côté unique ouvre paradoxalement bien des perspectives à la bande dessinée, par la dimension narrative et l’énorme potentiel qu’elle porte en elle, apte à engendrer une autre façon d’aborder ce médium. Imaginez juste un instant que Mitchell Hundred, l’actuel maire de New York, soit doté de super-pouvoirs, et pas n’importe lesquels puisqu’il parle aux machines et peut les contrôler (il se nomme ainsi l’Illustre Machine). Cet homme a dû renoncer à être un super-héros une fois élu alors qu’il a réussi à sauver de la destruction l’une des deux tours du World Trade Center en septembre 2001 (le spectre du « Nine Eleven » hante d’ailleurs le contexte de l’œuvre avec force et justesse, et ça, c’était pas gagné !). Dès lors, Vaughan nous présente le quotidien de Mitchell Hundred, ses fonctions et ses prises de position sur l’art contemporain, le mariage homosexuel, l’éducation, la sécurité de sa ville, l’économie et tout ce qui incombe de responsabilités à une personnalité politique. À travers ce parcours, Vaughan entend traiter au sein de son histoire des sujets importants qui constituent notre monde actuel, ses dérives et ses angoisses, sa violence et sa complexité, mais aussi ses espoirs dans le poids de nos engagements. Imaginez tout ceci et vous obtiendrez la réalité d’une fiction tout autant que la fiction d’une réalité : vous obtiendrez Ex Machina, un ovni qui a déjà reçu le Prix Eisner 2005 de la meilleure nouvelle série. Je sais, je sais… Tout ceci vous paraît bien trop dithyrambique pour être honnête… Mais je vous assure que quand on commence à lire Ex Machina, quelque chose de très spécial s’opère, à notre insu, implacable, et notre rapport au monde et à la lecture s’en retrouve chamboulé. Le titre de ce troisième volume paru chez Panini Comics (Réalité et Fiction) est sans appel, même si le titre original (Fact v. Fiction) exprime plus l’idée de combat entre les deux préceptes qu’une comparaison ou une complémentarité annoncée. Ce troisième volume s’écarte un peu de la structure plus unitaire des précédents en nous offrant trois récits courts (parus dans Ex Machina #11 à #16). Encore une fois, Vaughan explore les sujets qui dérangent, de la voyance à la justice en passant par les violences conjugales… Ces différents petits épisodes de la vie de Hundred nous font mieux le connaître, nuançant encore plus la personnalité de ce héros en demi-teinte. Parfois profondément humaniste, parfois dur (mais cela ne semble jamais facile), Mitchell Hundred se dévoile malgré lui, plein d’espoir mais aussi rempli de doutes, doutes qu’il ne manque pas de partager avec ses proches collaborateurs… par la force des choses ! Le premier récit se penche sur le charlatanisme qui pullule et les rapports entre voyance et réalité des faits. Une histoire aussi courte que forte, aux relents amers. Le deuxième récit décrit en narration parallèle le déroulement d’un procès foireux qui dérape dans la violence d’une prise d’otages. Hundred compte parmi les jurés, et il va avoir fort à faire pour ne pas décrédibiliser son image de maire dans une affaire à juger où il est question d’excréments humains déposés dans l’assiette de la plaignante, mais aussi pour mettre fin à cette prise d’otages dans les meilleures conditions… qui ne seront pas au rendez-vous. Enfin, l’album se termine par un retour aux sources pour Hundred puisqu’il va traverser le désert pour retrouver sa mère, et par la même occasion en découvrir de belles sur le passé de sa famille. Et croyez-moi, c’est pas folichon… La narration de Vaughan est toujours de très haut niveau, les dessins de Tony Harris sont impeccables, tout est là pour continuer à faire d’Ex Machina une œuvre incontournable et nécessaire, un futur grand classique que vous ne pouvez pas ignorer ! D’ailleurs, arrêtez donc de lire cet article et courez chez votre libraire afin de vous procurer les trois volumes parus ! Allez ! Bah… vous êtes encore là ? -« JE DÉTRUIRAI TOUTES LES PLANÈTES CIVILISÉES ! » (Actes Sud-l’AN 2). Retour sur un album très atypique sorti cet hiver… Une vraie curiosité, entre premier et second degré, réédition d’une série Z (mais il n’y a pas assez de lettres dans l’alphabet pour rendre compte du niveau de l’œuvre) restaurée aux Etats-Unis par la fantastique maison d’édition Fantagraphic Books, et aujourd’hui présentée en France par Thierry Groensteen. L’homme qui est à la base de ce projet éditorial entendant sortir de l’oubli le dessinateur de bande dessinée nommé Fletcher Hanks est Paul Karasik (qui signe la coordination éditoriale et la postface – en bande dessinée – du présent ouvrage), finalisant ainsi les tentatives qu’avait amorcées Art Spiegelman dans sa revue Raw en y publiant quelques histoires de Hanks. Fletcher Hanks (1879-1970) était un dessinateur de comics qui a sévi principalement entre 1939 et 1941. Il a dessiné sous divers pseudonymes comme Barclay Flagg, Bob Jordan, Henry Fletcher ou Hank Christy, notamment pour Fox Features Syndicate et Fiction House. Ses créations, toutes plus délirantes les unes que les autres, s’intitulaient Stardust the Super Wizard, Buzz Crandall of the Space Patrol, Tabu the Wizard of the Jungle, Big Red McLane King of the Northwoods et bien sûr Fantomah Mystery Woman of the Jungle, l’une des premières super-héroïnes de l’histoire du comic book. Les reines de la jungle et autres vamps exotiques étaient alors très à la mode, comme en témoigne le succès de Sheena, Queen of the Jungle, série-phare qui fut publiée dès le premier numéro de Jumbo, en septembre 1938 chez… Fiction House (!) Aujourd’hui pratiquement éditées en tant qu’objets d’art rendant compte d’une époque mythique – et dans une optique patrimoniale qui nous semble maintenant évidente – les créations de Fletcher Hanks représentent néanmoins tout ce qui a été considéré comme dangereux pour nos chères têtes blondes par des générations de parents et de censeurs qui ont stigmatisé la bande dessinée en la résumant à une certaine pauvreté intellectuelle et artistique, source de violence. Les temps ont changé, même si cet album affligera bien du beau monde encore aujourd’hui, et que malheureusement beaucoup de personnes continuent de dire « je lis des livres mais aussi des bandes dessinées » comme si les bandes dessinées n’étaient pas des livres, ou des livres de seconde zone, de divertissement, servant de madeleine de Marcel dans le meilleur des cas, avec l’enfance pour alibi… Il faut dire que le présent album est impossible à lire si le second degré vous est inconnu. Pensez donc : graphisme archaïque, couleurs primaires et criardes, syntaxe pauvre et répétitive, manichéisme, complaisance dans la violence et les sévices, idées douteuses, esthétique inégale pouvant aller jusqu’au laid absolu, narration primitive, redondances des récitatifs par rapport aux images, débilité des noms, simplification de la pensée, exaltation du corps et du pouvoir, imagination unilatérale… et quoi d’autre encore ! Tous ces horribles défauts font justement que cette bande dessinée fait bien partie de ces chefs-d’œuvre du kitch, du trash, du nanar absolu auquel on voue un véritable culte. Ceux qui comme moi aiment les films d’Ed Wood me comprendront ! Avec le recul et un certain regard, les bandes dessinées de Fletcher Hanks constituent en effet un document des plus intéressants quant à l’histoire du comic book, puisqu’elles sont le reflet de toute une production d’illustrés populaires qui fleurit dans les années 30, engendrée par toute l’imagerie et l’imaginaire des dime novels et des pulps. Aventure spatio-temporelle, scènes de catastrophes, dangers de la jungle, bandits et complots, justiciers fantastiques : ce sont tous les fantasmes de l’époque qui transpirent de manière brute dans ces pages au charme aussi vulgaire qu’hypnotique. La lecture de cet album s’avère des plus jouissives, un pur moment de bonheur, entre rire et fascination. Cette anthologie comprend quinze récits mémorables qui ne manqueront pas de vous estomaquer. À part deux aventures où vous ferez la connaissance de Big Red McLane (le roi des forêt du Nord) et de Buzz Crandall (de la patrouille spatiale), les deux héros récurrents sont Stardust le super-mage et Fantomah la femme mystérieuse de la jungle. Mais quelle que soit la série, le récit s’articule toujours sur le même schéma : un ou des méchants fomentent un complot ou une attaque, une catastrophe se produit, les méchants sont repérés par un justicier aux pouvoirs fantastiques qui les neutralise puis leur fait subir une punition à la hauteur de leurs méfaits. Ce qu’il y a de vraiment remarquable, c’est qu’à part pour les bandes mettant en scène Crandall et McLane (où un semblant de bagarre a lieu), les récits de Fletcher Hanks ne cherchent même pas à insuffler ne serait-ce qu’un semblant de suspense ou de rebondissement afin d’apporter un peu de sel à la chose : dès lors que les vilains sont repérés, Stardust ou Fantomah les interceptent sans qu’il y ait aucune résistance possible, et la violence exercée contre eux s’applique alors avec une jouissance évidente, sévice malsain s’ajoutant à la justice déjà rendue. Une fois toutes ces remarques datées de 2008 faites avec une suffisance inconsciente où l’on peut descendre le travail d’un artiste – aussi boiteux soit-il – tout en disant l’adorer grâce au recul, il faut tout de même savoir dénicher dans les bandes dessinées de Hanks quelques vraies merveilles, des images aux qualités esthétiques évidentes. Ainsi certaines cases panoramiques où de grands fauves très graphiques envahissent la ville, où les humains – délivrés de l’attraction terrestre – s’envolent telles des poupées de chiffon vers la stratosphère, où une vague très hokusaïenne menace New York… D’autres images, comme celle où un méchant changé en rat se débat dans l’eau, ou bien celle où le visage de Fantomah devient un crâne grimaçant, restent de grands moments de terreur primaire. En fin d’album, vous pourrez lire une bande dessinée touchante et sans concession de Paul Karasik, retraçant sa quête pour retrouver la trace de Fletcher Hanks, une postface dessinée tout sauf anecdotique puisque très instructive sur le personnage… En conclusion, on peut dire que cet album déchire grave. Cecil McKinley.