Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...Adventures of Private Kirby : 3ème episode
Jack Kirby est première classe dans la 5e armée de Patton. Au sud-est de Metz, son ami Mitchell et lui viennent de survivre à la tête de pont de Dornot, l’épisode le plus sanglant (avec le D-Day) de la campagne de France.
Ce travail est le fruit d’une recherche basée sur les événements rapportés par Jack Kirby dans ses interviews (auprès de Ray Wyman, Scott Fresina et Mark Evanier) et réintégrés dans le contexte historique et chronologique de la campagne de Metz… Précisons que Kirby avait des souvenirs parfois fragmentaires et, surtout, qu’il ne disposait pas d’une connaissance globale des événements auxquels il a participé en France en tant que simple 2e classe.
Un grand merci à Elisabeth et Alain Gozzo de l’Association Thanks GIs ( www.thanksgis.com) pour leur aide historique précieuse et leur générosité.
Cet article est dédié aux 500.000 morts civiles et militaires et plus particulièrement aux 10 489 GIs du plus grand cimetière américain d’Europe à Saint Avold (Lorraine).
 La tête de Pont d’Arnaville ayant été gênée par les tirs du Fort Driant plus au Nord, le commandement veut neutraliser cette place forte. À proximité de la forteresse, la compagnie de Jack rencontre le capitaine allemand du fort, qui leur fait part de ses intentions de ne pas les affronter : les Américains sont si mal rasés et si sales, que ce serait une insulte pour son rang de les combattre ! Malgré tout, le 27 septembre débute une attaque par le 11e d’infanterie, soutenue par l’aviation et les tirs d’obus de l’artillerie, bataille à laquelle la compagnie F de Kirby n’assistera pas.
 La traversée de la Moselle à Arnaville étant maintenant possible grâce à l’installation d’un pont suspendu pour les blindés, la compagnie F est envoyée le 12 septembre en position défensive à Corny sur Moselle, au Sud de Metz, afin d’empêcher les lignes allemandes de mettre à mal la progression des forces américaines.
Jack et ses camarades remontent par la route nationale jusqu’au village, tenu au Sud par la compagnie B américaine et au Nord par les Allemands.
C’est dans une tuilerie à l’extrême Sud de Corny que la compagnie F séjournera pendant deux semaines. Jack y réalisera un portrait de son ami Mitch.
Au cours de cette période, Jack devient éclaireur malgré lui…
Un matin, Kirby doit partir en patrouille, mais il est fatigué. Il va trouver son lieutenant et lui demande s’il n’y aurait pas un travail plus dans ses cordes. Il explique au sous-officier qu’il est artiste et qu’il dessine des comic books. Le lieutenant connaît bien Boy Commandos. Mais la demande est mal interprêtée. Le prenant pour un resquilleur, le gradé le nomme éclaireur, une fonction extrêmement risquée dans l’infanterie, car proche de l’espionnage. Il lui assigne sa première mission : aller dans la partie nord du village, que les forces alliées ne contrôlent pas, et noter sur une carte les positions des chars et les maisons occupées par les forces allemandes !
 L’après-midi, Jack explore seul une auberge abandonnée, probablement le restaurant Thiry de Corny, en partie soufflée par une explosion. Une fois à l’intérieur, il cherche de l’alcool pour se réchauffer et tombe nez à nez avec quatre SS sortant d’une cachette. Sous la menace de deux fusils et un pistolet, les Allemands lui ordonnent de s’assoir et s’approchent. En lisant son patronyme, ils l’insultent en allemand sur ses origines juives. Jack est assis par terre, à la merci des soldats, confortablement installés sur des chaises, en train de siroter l’alcool. Jack n’a aucune pitié à attendre de ces hommes fanatisés qui le considèrent comme un être inférieur. Les Allemands sont très chics dans leurs beaux uniformes, avec leurs bottes bien cirées… Et l’étui de dague qui s’y trouve. Ils commencent à se soûler et insultent sa mère. Jack explose et, d’un seul coup, attrape la lame du plus proche. En quelques instants, deux soldats sont morts poignardés…
Jack est poursuivi à travers le restaurant, montant des escaliers, se cachant dans une chambre, courant dans un couloir… Jusqu’à ce qu’il finisse par semer ses adversaires et retrouver les siens.
Plus tard, embusqué dans une maison voisine, Kirby voit trois Allemands monter dans une voiture. Il les abat avec son bazooka… Mais le recul lui fait percuter le mur et la pièce s’effondre sur lui ! Jack se souviendra de cet épisode lorsqu’il écrira « A Small Place in Hell », dans Our Fighting Forces n°152 (janvier 1975).
Une fois rentré à la tuilerie, en lisant la lettre de sa femme (avec son poème un peu mièvre, certainement recopié du Reader’s Digest), il ne peut s’empêcher d’éclater de rire… Un rire cruel, nerveux et expiatoire. Les hommes de sa compagnie auxquels il fait suivre le courrier sont tout aussi hilares.
Entre le 23 et le 27 septembre, les hommes de la compagnie F sont envoyés en permission à Crusnes, près de Luxembourg nouvellement libéré (depuis le 10 septembre). Kirby et ses camarades y partent en camions.
 Jack, Mitch et les autres sont logés dans une ferme. Le repos est relatif : les hommes peuvent se raser et se laver, entre les entraînements de tir. Mais après cinq jours seulement (sur les dix prévus), ils sont rappelés d’urgence : la 95e Division qui les a remplacés sur une mission de combat a subi de lourdes pertes.
 La compagnie F revient donc au bord de la Moselle. Sur la route, Jack et ses camarades peuvent voir les corps des soldats de la 95e Division.
Lorsque le colonel de Jack fait son rapport au Général Patton à leur arrivée au campement le 27 septembre, celui-ci s’emporte. Ils sont théoriquement morts et cela désorganise ses plans de bataille. Patton, sa carte à la main, a déjà perçu leur relève. Jack et ses camarades, restés au garde à vous dans le froid mordant, maudissent leur mauvais sort… Pendant les deux semaines qui suivent, et ce jusqu’au 14 octobre, les Américains seront en position d’attente, alternant patrouilles et escarmouches… C’est la « Pause d’octobre ».
 Fin septembre, dans un village disputé par les deux camps, un GI texan vise et tue un Allemand à bicyclette. D’un seul coup, les Allemands ripostent aux fusils mitrailleurs et aux tirs d’artillerie et les armes crachent un feu d’enfer depuis les deux camps. Jack se couche derrière un mur de pierres, les deux mains sur la tête, alors que des éclats volent en tous sens. Le souffle et le bruit des balles sont assourdissants. Soudain, un sergent vient le rejoindre à plat ventre : « Prenez cinq hommes et suivez moi ! On va voir Marlene Dietrich !». Jack et les soldats désignés n’en croient pas leurs oreilles. Ils rampent jusqu’à un camion et sont emmenés à Nancy, à une trentaine de kilomètres au sud, où ils assistent à un spectacle salle Poirel… Un show interprété par Marlene Dietrich, Martha Ray et quelques autres ! Pour soutenir le moral des troupes, Marlene Dietrich apparaît vêtue d’un châle tricoté sur des caleçons militaires. Elle chante « See What The Boys In The Back Room Will Have », sous les acclamations des GIs et les détonations des tirs du front tout proche…
Kirby s’est endormi avant la fin du spectacle… On le réveille pour son repas à la cuisine roulante. Dans la file d’attente, il bouscule un homme qui s’avère être un prisonnier allemand. On le ramène ensuite rapidement sur le champ de bataille. Là , on lui tire à nouveau dessus et il n’a que le temps de se réfugier sous le camion… Drôle de guerre !
 Au cours d’une patrouille aux abords de la Moselle, Jack, Mitch et trois autres soldats tombent sur une patrouille allemande de 9 hommes. Sur le sentier étroit parmi les herbes hautes, ils commencent par s’insulter dans toutes les langues. Les GIs s’apprètent à partir, mais Mitchell est bien décidé à en découdre. Lorsque Mitch vise et tue un soldat allemand malgré la distance, les tirs ennemis se déchaînent et ils n’ont que le temps de s’enfuir sous les balles ! Les souvenirs de Jack varient sur cet épisode : parfois c’est un Panzer IV que Mitchell stoppera d’un seul coup de fusil, atteignant le conducteur par l’étroite ouverture du tank.
Le 21 octobre, la compagnie F est déplacée sur Piennes, au Nord-Ouest de Metz. Elle doit être réorganisée et entraînée, suite aux nombreuses victimes et à l’arrivée de nouvelles recrues. Les hommes reçoivent leur première tenue de rechange depuis leur arrivée en France. On leur sert de vrais repas et ils peuvent prendre des douches. À cette occasion, Kirby se souvient s’être fait pincer les fesses par des Françaises peu farouches !
 Après quelques jours à Piennes, la compagnie F est envoyée à Erouville sur la ligne Maginot, puis renvoyée le 30 octobre au Sud de Metz, où ils sont relevés le 31 octobre par la 95e Division d’Infanterie. Ils sont finalement stationnés à Bayonville-sur-Mad à partir du 2 novembre en tant qu’unité de réserve.
 La situation s’enlise en Lorraine, Patton décide d’éviter les Forts et d’attaquer Metz en tenaille, par le Nord avec la 95e et par le Sud avec la 5e Division…
 Au début du mois de novembre 1944, la campagne de Metz fait rage. À partir du 8, Kirby et ses camarades effectuent de nombreuses missions de soutien aux régiments attaquant Metz par le Sud. Ils traversent les villages d’Arry, Vezon, Fey, Sillegny, Coin lès Cuvry, Augny, Marly, Frescaty (aérodrome), Sabré Farm… où tout n’est que désolation. Nombreuses sont les escarmouches sur le terrain.
Une nuit, Jack doit rétablir une ligne de communication entre deux unités, rompue pendant un combat, une mission relevant plutôt du Signal Corps :
Pour résister au froid, les hommes volent du cognac dans les fermes abandonnées… Ils sont sans arrêt en mouvement, alternant avec des périodes d’attente longues et mornes…
Les GIs sont fatigués. La neige commence à tomber et les équipements d’hiver font défaut. Ils n’ont pas de chaussures adaptées, mais de simples brodequins avec des guêtres.
Les découvertes macabres et les tueries s’enchaînent. Jack dessine pour exorciser sa peur et passer le temps.
Début novembre, lors d’une patrouille, Kirby inspecte une ferme détruite et entend du bruit. Il hurle en allemand « Sortez les mains en l’air ! »… et c’est un chien blessé qui sort, le regardant avec des yeux accusateurs qu’il ne pourra jamais oublier. Kirby en lâche son arme et reste pétrifié par ce regard…
Plusieurs images hanteront Jack, telles celle d’un cercle de cadavres allemands sur le sol, le bas de leurs corps arraché par l’explosion d’un obus… ou la libération d’un camp.Autour du 18 novembre, à Ars sur Moselle (au Sud-Est de Metz), Jack est interpelé par un vieil homme qui vient de lire son patronyme. L’inconnu lui court après, lui demandant s’il est juif. Lorsque Jack lui répond par l’affirmative, l’autre fond en larmes et lui demande de le suivre… Et toute la section les accompagne. Ils arrivent près d’une usine, probablement la boulonnerie ou la fonderie d’Ars, à proximité de fermes abandonnées. Là , ils trouvent un camp de prisonniers civils, un camp de Ostarbeiter laissé à l’abandon. En voyant les Américains venir, les Allemands s’enfuient, laissant derrière eux des prisonnières juives polonaises enrôlées de force à l’usine, que les Américains libèrent. La vision de ces femmes affamées et vêtues de haillons restera gravée dans la mémoire de Jack pour le reste de ses jours…
 Kirby dort continuellement dans des trous de combat. La neige est haute maintenant. La ville de Lorraine sera finalement prise le 22 novembre par la 3e armée, mais Jack ne verra pas cette victoire… Il souffre d’engelures importantes au niveau des pieds et du bas des jambes : le Trench Foot. Le froid de l’hiver et les conditions précaires de campements ont raison de sa santé. Le 20 novembre, Jack s’est évanoui de douleur en ôtant ses chaussures… Mais pas avant d’avoir remarqué la couleur violacée de ses jambes.
C’est la fin de la guerre pour lui et pour son ami Mitch, souffrant des mêmes symptômes. Certains de leurs camarades iront jusqu’à Bastogne, après la libération de Metz.
 Fin de l’épisode…
                                                                                        Jean DEPELLEY
mise en page : Gilles Ratier, aide technique : Gwenaël Jacquet