TRANSATLANTIQUE : WOLVERINE MADE IN FRANCE

Un nouveau label digne d’intérêt vient de fleurir chez Panini Comics.

Ce 26 octobre, Panini Comics sort le premier album issu de son nouveau label nommé « Transatlantique » : Wolverine : Saudade de Jean-David Morvan et Philippe Buchet, avec Walter Pezzali aux couleurs. La création de ce label est un moment important puisqu’elle apporte un jalon supplémentaire –et non des moindres- à la longue mais timide histoire d’amour qui lie secrètement les dessinateurs européens aux fantasmes marveliens. « Transatlantique » entend en effet donner un nouvel espace de création en ouvrant l’univers Marvel aux dessinateurs de bande dessinée européenne, donnant ainsi à ces derniers l’opportunité de reprendre à leur manière un super-héros mythique, enrichissant par la même occasion l’identité de Marvel par des visions neuves, des graphismes de cultures différentes.


 


Jean-David Morvan, scénariste de Spirou et Fantasio depuis 2004 en compagnie de Munuera, est un auteur prolifique qui retrouve pour cette aventure transatlantique son compère Philippe Buchet avec qui il travailla sur Nomad et bien sûr la série Sillage qui rencontre un beau succès. Ces deux auteurs connaissent bien les super-héros puisqu’ils appartiennent à cette génération élevée à Strange, Spécial Strange et autres Spidey. Au lycée, accompagné d’un ami dessinateur, Morvan écrivit un crossover Wolverine/Batman de 120 pages ; Wolverine : Saudade est donc aujourd’hui pour lui l’occasion de renouer avec une vieille passion. Combien de lecteurs et d’auteurs français comme Buchet et Morvan ont rêvé et déliré sur cette galaxie incroyable que sont les super-héros Marvel ? A-t-on encore aujourd’hui réellement pris la juste mesure de l’effet qu’ont eu Spider-Man, les X-Men, les Quatre Fantastiques ou Hulk sur la sensibilité de nos dessinateurs français? Avant de parler de l’album Wolverine : Saudade en lui-même, revenons quelques années en arrière afin de mieux saisir l’évolution de ce phénomène.


 


La présence des super-héros américains en France ne date pas d’hier. N’oublions pas que Superman fut publié en récits complets dans Les Aventuriers d’Aujourd’hui en 1938, c’est-à-dire l’année même de sa publication aux Etats-Unis dans Action Comics. À la charnière des années 60-70, les éditions Artima/Arédit (protégées par la mention « bandes dessinées pour adultes ») et les éditions Lug (subissant elles les foudres de la censure)  font découvrir à d’innombrables lecteurs français les productions plus ou moins récentes de DC et surtout le renouveau amené chez Marvel par Stan Lee au début des sixties : une véritable révélation pour toute cette génération dont j’ai parlé plus haut, encore aujourd’hui fortement marquée par ces lectures… Le cas de Morvan et Buchet en est le parfait exemple.


 


C’est ici que les premières « interactions » émergent ; du côté de chez Lug, quelques dessinateurs français vont s’essayer au dessin de super-héros. Dès le début de l’aventure, c’est-à-dire au numéro 1 de Fantask en février 1969, la couverture sera confiée à un dessinateur français, vraisemblablement Remy Bordelet. La couverture du dernier numéro de ce titre trop tôt disparu (n°7 d’août 69) sera réalisée par un homme qui va donner son identité visuelle aux titres des éditions Lug consacrés aux super-héros : Jean Frisano. Etait-ce pour des raisons de censure (la Commission trouvait –outre les dessins- que les couleurs des comics américains étaient violentes donc dangereuses pour la jeunesse de notre beau pays) que les éditions Lug ont fait appel à un dessinateur « local » capable d’adoucir avec ses pinceaux les outrances graphiques d’un fou dangereux comme Kirby ? La réponse semble être positive, mais peu importe, puisque par ses peintures (que d’aucuns trouvent kitch mais qui restent pour beaucoup de lecteurs de l’époque, avides d’images fantastiques, de réelles sources d’émerveillement), Jean Frisano reste à jamais attaché à l’aventure éditoriale de Marvel en France. Jugez vous-mêmes : à de rares exceptions près, Frisano a réalisé toutes les couvertures de Strange de 1971 à 1987, Spécial Strange de 1975 à 1988, Titans de 76 à 87, Nova de 1980 à 1988, ainsi que des albums des Quatre Fantastiques de 1973 à 1985, de L’Araignée entre 1981 et 1987, Planète des Singes en 1977 et 78, Conan de 1976 à 1979, et diverses peintures pour X-Men, La Guerre des Etoiles, etc, etc… Plus de mille couvertures peintes ou au trait, sans oublier les posters (son fils Thomas, qui fit ses débuts en l’assistant sur Strange, a repris le flambeau et continue de promouvoir le travail de son père).


 


Deux autres hommes vont être très importants dans ce contexte balbutiant de dessinateurs français happés par la magie Marvel : Jean-Yves Mitton et Ciro Tota, signant respectivement « John Milton » et « Cyrus Tota ». Mitton a réalisé de très nombreuses couvertures chez Lug : Strange Spécial Origines de 1981 à 1988, Nova de 1978 à 1980, Spidey de 1979 à 1988 (avec quelques interruptions), Ombrax Saga en 86-87, les albums de L’Araignée entre 1977 et 1982, et bien sûr de nombreux posters. De l’exécution d’une couverture à l’envie de dessiner vraiment une aventure de super-héros, le pas est tentant à franchir. Mitton le franchit en 1980 : il réalise alors quelques rares adaptations du Surfer d’Argent dans Nova sur des scénarios de J.K. Melvyn Nash (pseudonyme de Marcel Navarro, rédacteur en chef de Lug).


Devant le succès de ses publications, les éditions Lug décident de lancer une revue de super-héros entièrement réalisée par des artistes français : ce sera Mustang, petit format déjà existant et consacré au western, refaçonné pour l’occasion au format comics (n°54 de juin 1980). On y trouve deux créations françaises de super-héros : Mikros, par Mitton (un super-héros influencé par l’Homme-Fourmi), et Photonik, par Cyrus Tota. La série Mustang en elle-même (par Jacques Lennoz et l’Italien Franco Oneta) sera remplacée par une nouvelle création de Mitton au numéro 62 : Cosmo, sur des scénarios de Marcel Navarro. Mais l’expérience Mustang tourne court : le titre disparaît en octobre 81. Néanmoins Mikros continuera d’être publié par Lug dans Titans de 1981 à 1986, suivi par Epsilon jusqu’en 1988, puis Kronos le temps de quelques numéros. Photonik, lui, sera publié dans Spidey de 1981 à 1983, dessiné en alternance par Mitton et Tota, puis épisodiquement jusqu’en 1987.


Lorsque Lug fut acheté par Semic en 1988, Tota fut le seul de ces trois dessinateurs à continuer de collaborer aux publications ; il réalisa des couvertures pour les titres les plus célèbres de chez Lug mais aussi pour les nouveaux titres apparus avec Semic (Daredevil, Facteur X, Ghost Rider, Serval, Thor), et ce jusqu’en 1993, date à laquelle toutes les séries originales furent arrêtées.


 


Que tirer comme expérience de tout ceci ? Finalement, les incursions de Frisano, Mitton et Tota, même si elles ont marqué toute une époque, n’ont été que très peu suivies d’effets malgré d’indéniables qualités ne demandant qu’à évoluer. On sentait néanmoins que ces dessinateurs français restaient malgré eux en retrait, illustrant plus les auteurs américains que créant leur propre vision, ou bien ayant créé des super-héros originaux sans toujours arriver à trouver réellement une dynamique propre en réponse aux énergies graphiques des piliers publiés chez Lug. Comment les artistes français peuvent-il véritablement réaliser une histoire de super-héros sans singer les américains ? Peuvent-ils exprimer leur univers en abordant un genre étranger à leur propre culture? En d’autres termes, notre culture est-elle trop éloignée de celle des comics pour réussir à transfigurer ou s’approprier le genre? La question se pose avec circonspection, car même si un comic book n’est pas une manga ni un album franco-belge, que des spécificités inhérentes à chaque culture offrent justement aux lecteurs des émotions narratives et graphiques différentes, tout ceci reste de la bande dessinée. Il me semble que –si l’on transpose le problème au cinéma- le western spaghetti anéantit bien évidemment toutes ces interrogations. Alors comment aborder le super-héros en France ? Une des réponses les plus absurdes à cette question (et peut-être la plus géniale à un certain degré) nous est venue des amis Jacques Lob et Gotlib avec le sémillant Superdupont paru pour la première fois dans Pilote en septembre 1972… Est-ce que Spider-Man aurait réussi à sauver Félix Potin ? Je ne le pense pas…


 


La fin des années 80 est riche mais contrastée. Le passage de Lug à Semic se fait dans une continuité toute relative (nouvelle génération de fans oblige), les « vieux » lecteurs sentant bien qu’un certain âge d’or est derrière eux et que l’univers des comics –avec la forte poussée d’une école plus tournée vers la science-fiction que vers les super-héros classiques- est en train d’évoluer. Du côté des librairies, c’est l’Eldorado : les éditions Delcourt et Comics USA (Glénat) éditent de pures merveilles, et le public Français peut enfin lire en album Elektra et Daredevil par Frank Miller et Bill Sienkiewicz, Serval & Havok par Kent Williams, Serval par Barry Windsor-Smith, etc… Côté DC, c’est bien sûr le Batman-Dark Knight de Miller qui fait sensation, ainsi que les Watchmen d’Alan Moore et Dave Gibbons, chez Aedena et Zenda. Si l’on ajoute la percée de Grant Morrison et Dave McKean avec Arkham Asylum chez Comics USA, on eut pu alors penser que les anglais publiés chez DC étaient la seule véritable réponse européenne au monde des super-héros américains. Les super-héros, une histoire résolument anglophone ?  Un démenti un peu isolé allait prouver le contraire…


 


En 1990, un jalon important est franchi en ce qui concerne les collaborations outre-atlantique avec ce que je pense pouvoir affirmer sans rougir être l’expérience la plus réussie, la plus fusionnelle, la plus éclatante de la collaboration entre BD française et comics de super-héros américains : l’association rêvée de Stan Lee et Moebius sur l’album Surfer d’Argent, paru en France chez Casterman au format comics ainsi qu’aux Etats-Unis –et c’est là où ça devient intéressant- chez Marvel. Il faut dire toutefois que cette association n’est pas le résultat de réelles négociations éditoriales sur le long terme avec projets à l’appui mais plutôt le fruit du hasard, des circonstances, du contexte. En effet, en 1990, Moebius était déjà implanté aux Etats-Unis, notamment par le biais de sa société « Starwatcher » destinée à exploiter les œuvres du french cartoonist sur le territoire américain. À la convention de San Diego, Stan Lee et Moebius dînent ensemble, et Jean-Marc Lofficier lance l’idée d’une collaboration entre les deux hommes. La suite nous l’avons lue avec délectation. Pour bien comprendre la manière de faire de Moebius et ainsi peut-être répondre indirectement à toutes les questions posées plus haut, voici des extraits de son interview, tirée de la première édition de Surfer d’Argent chez Casterman:


« En me mettant –si je puis dire- dans cette histoire, j’avais une idée derrière la tête ; je me suis laissé manipuler par Stan Lee –je me suis moi-même manipulé-, mais j’avais une raison qui était que je trouvais amusant d’être dans cette situation ambiguë. C’est une chance de se retrouver dans un genre aussi particulier que le comics américain… Pour la bande dessinée européenne, c’est vraiment « martien » ! J’aimerais, par exemple, qu’un auteur comme Tardi fasse un Superman, en jouant le jeu des super-héros, mais aussi, en apportant une spécificité… (…) Mon rêve, c’était de faire le Surfer complètement –textes et dessins. (…) Cela dit, je ne pouvais pas jouer le jeu d’un Jack Kirby ou d’un Buscema, qui sont les virtuoses de ce genre de BD, parce que je ne voulais pas faire le singe devant les Américains ironiques. Il m’a semblé plus intéressant de continuer à faire du Moebius, tout en jouant le jeu du scénario de Stan Lee ; ça n’a pas toujours été facile, ce qui fait que la bande oscille entre, disons, le comics distancié et le lyrisme d’opéra. »


 


Mais cette expérience intéressante n’eut pas de suite… Dommage, car c’était peut-être alors l’occasion de surfer sur l’aura de cet album pour échafauder une politique éditoriale dédiée aux collaborations franco-américaines sur les super-héros. Imaginez un peu ! Hulk par Roy Thomas et De Crécy ! Daredevil par Miller et Druillet! Les X-Men par Pierre Christin et Jae Lee ! Et pourquoi pas (allez, soyons dingues) Spider-Man par Brian Michael Bendis et F’murrrr ! Waouh ! Le trip d’enfer ! Mais tout ceci reste un fantasme en écho aux envies de Moebius. C’est en Italie qu’on trouvera dans les années 90 une collaboration pleinement réussie en la personne de Claudio Castellini (qui travailla chez Bonelli sur les séries Dylan Dog et Martin Mystère). Remarqué par la Marvel, il réalise quelques couvertures pour Fantastic Four Unlimited à partir de 1993, puis un fill-in de Spider-Man. En 1996, il dessine un magnique one-shot de Silver Surfer : Dangerous Artifacts sur un scénario de Ron Marz et cosmiquement mis en couleurs par Joe Rosas. Voici donc un dessinateur européen qui a réussi une vraie collaboration, puisqu’en 2004 il dessinait un très beau Wolverine : The End écrit par Paul Jenkins et qu’on le retrouve depuis chez DC sur Batman, par exemple… Pas mal !Sans oublier Simone Bianchi autre dessinateur transalpin qui publia il y a quelques années chez Marvel.  Et en France ? Toujours pas de collaboration, mais du nouveau dans le paysage éditorial : fin 96, les éditions Semic perdent les licences Marvel et se tournent vers les titres de DC et Image Comics. C’est l’éclosion de Panini Comics qui diffuse et distribue les comics de Marvel en France ; d’abord en kiosque dès 1997, puis en librairie à partir de 1999. C’est un véritable nouveau départ pour Marvel dans notre pays : on verra bientôt fleurir le logo « Marvel France » sur des revues désormais plus nombreuses et des albums permettant de lire des classiques enfin non censurés (!!!). Mais n’oublions pas pour autant des éditeurs comme Le Téméraire, Reporter, Delcourt ou Bethy qui publient dès 1997 des albums de super-héros et des graphic novels de tout premier ordre : Cages de McKean, Sandman de Gaiman, Spider-Man de Todd McFarlane, ou Daredevil : Born Again de Miller et Mazzucchelli, etc…


 


Depuis, certains éditeurs ont cessé leur activité, d’autres continuent, mais le phénomène des super-héros n’a cessé de prendre de l’importance dans notre paysage artistique, que ce soit par les albums, les films, ou les produits dérivés. En février prochain, Panini Comics aura dix ans. Avec un peu d’avance, la création du label « Transatlantique » et la sortie de Wolverine : Saudade scellent avec un symbole fort cet anniversaire du renouveau de Marvel en France. Il faut dire que nous sommes le marché étranger le plus important pour la Maison des Idées.


Car après les super-héros créés par des Français (Mikros, Photonik…), après la collaboration de Stan Lee et Moebius sur Silver Surfer, voici une véritable nouvelle étape : la réalisation 100% française d’un album de super-héros américain, et chez Marvel, madame ! Bien entendu, « Transatlantique » ne s’arrête pas à la France ; il est présent dans quatre ou cinq pays européens. Les prochains albums à venir seront plus portés sur l’Italie : Dead on Arrival de Tito Faraci et Claudio Villa (Tex, Dylan Dog) où l’on retrouvera Captain America et Daredevil, X-Campus (version alternative des jeunes X-Men) et Young Dr Strange par le studio Red Whale, et Girls on the Run (les X-Girls) de Chris Claremont et… Milo Manara ! Les super-héros traités seront tous issus de chez Marvel, DC ne souhaitant pas tenter l’expérience (donc pas de Batman signé Edika en vue…).


 


En ce qui concerne Wolverine : Saudade, Morvan et Buchet ont accédé au projet grâce à Xavière Daumarie et Sébastien Dallain. Marvel a mis un an et demi pour valider le scénario, mais la patience paya puisque le projet fut accepté. À part le cigare de Wolverine qu’il fallut faire disparaître et certaines nudités à éviter, Marvel laissa une grande liberté aux deux auteurs français, acceptant même quelques scènes de violence apparemment difficilement acceptables aux States (Morvan raconte qu’au dernier festival d’Angoulême, Jim Lee, en voyant une planche de Buchet où Wolverine tranche littéralement un bras en tranches, avait réagi en s’interrogeant sur la possibilité de faire ça aujourd’hui aux Etats-Unis ; signe d’une certaine autocensure ?)


Dessiné dans un laps de trois mois, Wolverine : Saudade est une bonne surprise. Même lorsque l’on est –comme moi- peu sensible au dessin de Buchet, on ne peut qu’apprécier la lecture de cet album qui réussit à se détacher des ficelles du genre tout en le respectant. Il y a souvent de bonnes idées, comme la sonnerie du X-beeper de Logan, ou l’utilisation de Iémanja, la déesse des marins au Brésil, en tant que mutante. Car cette histoire d’X-Man se passe au Brésil, dans le rude quotidien des favelas de Fortaleza. C’est un choix intéressant, car Wolverine –à la fois pétri d’humanité et ultra-violent- trouve dans ce contexte un miroir à sa nature profonde. On trouvera au détour de certaines pages des scènes d’une grande violence, assez réussies il faut le dire, mais aussi des dessins d’ambiance joliment mis en couleurs par Walter Pezzali. Dernier détail pour les puristes, l’action se déroule dans les années 80, ce qui explique la présence de Phénix à la fin de l’album…


 


On ne peut donc que souhaiter longue vie à « Transatlantique » pour l’ouverture qu’il offre au vieux continent, une ouverture attendue depuis bien longtemps…


 


 


Cecil McKinley.


 


D’autres exemples dans la gaelrie photo.

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