Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...LE SEPTIÈME CODE, une critique de Richard Langlois.
Chaque album de Roger Leloup se présente comme une oeuvre accomplie, longuement mûrie et qui va toujours plus loin que la précédente. Son travail demeure classique parce qu’il appartient à l’héritage fidèle d’une époque où la BD s’écrivait, en textes et en images, comme une création littéraire qui devait affronter l’épreuve du temps.
Jamais Leloup ne se servira des procédés faciles et souvent gratuits de la science-fiction moderne, vite faite et vite consommée. Une des grandes qualités de l’auteur, c’est son sens d’observation d’une justesse incroyable. On plonge dans un bain d’authenticité pour en ressortir trempé d’émotion et d’émerveillement.
Ce 24ième album a pris plus de quatre ans de travail intensif, jusqu’à 70 heures par semaine. Dire qu’un scénario ou un dessin de Leloup est soigné et envoûtant serait un euphémisme. Scénariste chevronné et dessinateur sensible par son trait méticuleux et délicat, mais avec une ligne puissante, il fait partie de ces maîtres sans lesquels la BD réaliste ne serait pas tout à fait ce qu’elle est dans son meilleur. Dans une narration au rythme haletant et condensé, chaque séquence développe progressivement une intrigue de plus en plus étoffée par la rencontre de personnages troublants et la découverte de décors insolites qui se résument en un seul mot: fascination.
Dès les premières pages du présent album, le suspense surgit sous la forme d’un mystérieux hydravion qui coupe la route du Catalina que pilote Yoko au-dessus de l’Amazone. C’est de cette façon surprenante et rapide que l’auteur introduit une nouvelle héroïne qui deviendra attachante et très importante comme nouvelle compagne de Yoko. Il s’agit d’une jeune fille de quatorze ans, dont le père écossais et sa deuxième mère d’origine russe ont tous deux un penchant pour l’alcool, l’un pour le whisky et l’autre pour la vodka. Cette adolescente en pleine crise d’identité se nomme Émilia; un surnom qui nous fait penser à la célèbre Amelia Earthart, la première femme à traverser l’Atlantique en 1928. C’est sans licence nécessaire qu’Émilia pilote un biplan pour pulvériser de l’insecticide. Elle se présente comme une aventurière sans peur et sans complexe, doté d’un sens de l’humour à toute épreuve, mais aussi de sautes d’humeur propres à son âge que Yoko lui aidera à maîtriser.
Émilia est plus qu’une bouffée de fraîcheur et de rajeunissement dans ce nouvel album, elle traduit la grande sensibilité de son créateur pour rendre ses héroïnes de papier vivantes et touchantes. La mère biologique d’Émilia lorsqu’elle est partie pour son dernier récital, lui a dit: « Je te laisse mon coeur dans le tien… prends-en soin! » Plus tard, Émilia retrouvera dans un endroit imprévisible le violon réparé de sa mère, qu’elle avait brisé parce qu’elle ne pouvait pas parvenir à jouer comme elle. Yoko lui dira, avec toute sa sagesse orientale: « La passion se transmet, mais la virtuosité se gagne… » À la fin de cet épisode, Leloup nous annonce indirectement une suite très attendue à cette nouvelle amitié, en proposant une rencontre en Allemagne avec Ingrid Hallberg qui conseillera Émilia dans ses études musicales. Pour mieux enraciner cette amitié entre ses protagonistes vedettes, en plus d’être toutes les deux pilotes, Émilia et Yoko partagent une expérience similaire pour l’origine de leur surnom d’enfance: celui d’Émilia vientd’une marionnette et celui de Yoko vient d’une poupée.
La présente mère d’Émilia est nulle autre que la comtesse Olga qu’on a rencontré dans l’album L’OR DU RHIN. Avec la complicité d’un riche Allemand du nom de Krüger, elle tente de percer le secret du « Temple de fer », un complexe sidérurgique abandonné en pleine jungle amazonienne. Lors d’une plongée sous-marine, Émilia dévoilera à Yoko un mystérieux lingot de métal inconnu qu’elle a caché à bord d’un sous-marin englouti. Un météorite tombé en pleine forêt équatoriale est à l’origine de ce rare métal aux propriétés remarquables. En 1936, une firme allemande exploita une des particularités de ce précieux métal pour fabriquer des obus antichars afin de détruire les blindés russe au début de la Deuxième Guerre. Après la guerre, les Russe prirent la relève en achetant aux Allemands une scierie secrète camouflée en plein coeur du Brésil. Leur mine fut abandonnée en 1962, au moment où les soviétiques retirèrent de Cuba leurs missiles pointés sur l’Amérique. Malheureusement ils oublièrent un missile encore opérationnel malgré la rouille, entreposé au Brésil et pointé sur la Floride.
Sur ce fond d’histoire, Leloup élabore une fiction originale aux rebondissements inattendus. Dans ce lieu maudit du « Temple de fer », Olga retrouve sept corps en hibernation. Chaque corps possède une micro-puce dans l’épaule, contenant un code. Le septième code, le dernier, a disparu du corps du père d’Olga. Il se cache dans l’oreille d’un chien du nom de Raspoutine, sous la forme de sept lettres en caractères cyrilliques. Avec humour, Yoko avouera que c’est Émilia qui « lui a mis la puce à l’oreille » pour mettre la main sur ce code ultime qui permet de contrôler une ogive nucléaire. La menace apocalyptique est renouvelée et renchérie par le soin apportée à chaque mot du scénario où le « Temple de fer » se transforme en « Portes de l’enfer » et les codes deviennent « les doigts de la mort », car à la moindre manipulation erronée, peut renaître un Tchernobyl au superlatif. En parfaite harmonie avec le texte, le dessin fouillé nous donne aussi des frissons. De la matière active du météorite enfoui dans le sol phosphorescent, s’échappent des feux follets qui se déplacent par antigravitation. Des images impressionnantes et troublantes surgissent de l’énergie qui se dégage lorsqu’elle rejoint la brume nocturne chargée d’électricité. Parmi les autres images inoubliables, nous voyons un injecteur de fluides électriques puissants qui dépassent les machines infernales du film expressionniste MÉTROPOLIS de Fritz Lang. Toujours dans cette belle tradition du cinéma classique, comme dans LE SEPTIÈME SCEAU d’Ingmar Bergman, pour ouvrir la porte de l’au-delà et éviter la mort, on joue une partie d’échecs.
Au moment où l’on croit avoir atteint les limites de la peur, Leloup nous entraîne dans un dénouement cataclysmique de très haute tension physique et psychologique. Il faut extraire le météorite bourré d’énergie redoutable; le coeur de ce dernier filera vers le ciel comme une comète emportant sur son passage le missile nucléaire qui s’armera en altitude et explosera au milieu de la matière antigravitionnelle pour produire un ouragan de fin du monde. Il faut absolument voir et revoir la séquence du dénouement, impossible à décrire juste avec des mots… Jamais la thématique de la fin des temps, si présente dans les médias actuels, n’a été traitée avec autant de brio et d’imaginaire. Avec beaucoup de maturité psychologique, chez Leloup, tout danger, même apocalyptique, s’accompagne de valeurs éthiques qui permettent d’espérer et de croire à un futur meilleur, grâce au courage et au sacrifice qui ne peuvent naître que dans une amitié profonde et sans frontière.
Ce dernier album paru ne fait que renchérir le succès grandissant d’une série qui ne vieillit pas à cause de sa thématique universelle ancrée en chacun de nous, fragile passager sur une planète de plus en plus menacée. Chaque récit s’attarde sur le bouleversement des forces extérieures enfouies dans la matière et l’énergie que Leloup traduit à merveille par des symboles comme ceux du vent, de l’eau et du feu. Grâce aux forces intérieures de ses héroïnes, parfois avec l’aide de certains personnages masculins, on apprivoise les forces déchaînées de la Terre-Mère. Ils sont très rares dans le 9e art ces personnages aussi complets et fascinants qui nous étonnent d’abord et nous charment ensuite, comme Yoko dans le passé et Émilia dans le présent. Ainsi, chaque aventure de Yoko cultive un humanisme où la faute et la rédemption donnent une âme au récit. Cet album émouvant dégage un charme sublime qui transforme le lecteur en prisonnier consentant et extasié. Vous ne quitterez pas la lecture avant d’être arrivé, à regret, à la dernière page.
Richard Langlois, historien et professeur d’université, est un des plus grands spécialistes canadien de la bande dessinée.
Roger Leloup. Yoko tsuno, tome 24, LE SEPTIÈME CODE, éditions Dupuis, 2005
Â