Depuis 2021, chaque année, Tiburce Oger rassemble une belle équipe de dessinateurs et dessinatrices pour évoquer l’Ouest américain à travers des personnages authentiques – le Far West, donc – et l’exploitation de ces territoires par des individus qui oubliaient, bien souvent, qu’ils n’étaient que des colonisateurs assoiffés de richesses…
Lire la suite...« Point de rupture » T4
Les éditions Delcourt ont publié récemment le quatrième et dernier volume de « Point de rupture », une œuvre belle et forte qui est aussi la dernière réalisation ambitieuse de Carlos Trillo pour son compère Eduardo Risso. Une bande dessinée au ton unique, servie par un noir et blanc somptueux et radical.
« Point de rupture » T4 par Eduardo Risso et Carlos Trillo
Décédé le 8 mai dernier, le grand scénariste argentin Carlos Trillo n’aura pas eu le temps de voir « Point de rupture » intégralement éditée en France… L’annonce de son décès a rendu de nombreux amateurs de bande dessinée très tristes ; quant aux auteurs, ils ont douloureusement conscience d’avoir perdu l’un des plus talentueux des leurs… On imagine la peine de son complice Eduardo Risso, de surcroît après avoir récemment dessiné les centaines de planches magnifiques qui donnent vie à cette dernière œuvre fleuve du maître argentin. Car « Point de rupture » (« Borderline ») est une grande œuvre. Pas seulement parce que l’histoire est fouillée et intéressante, que l’atmosphère y est impressionnante, que le ton employé est incisif, ou que les dessins de Risso sont de purs bijoux… Non, cette œuvre de science-fiction est aussi une grande œuvre car elle nous offre quelque chose qui – malgré notre quotidien où la surenchère sensationnelle est reine – se fait rare : elle dérange. Trillo ne fait pas qu’instaurer un espace, un univers, un ton ; il titille et triture et dissèque notre grande plaie commune, humaine. Une humanité plus que borderline et meurtrière où l’inacceptable est accepté. Au lieu de rester en arrière de cette frontière proche, Trillo a décidé de franchir le borderline pour nous conter notre histoire future, employant le ton et la substance de langage que nous aurons lorsque nous serons tombés de l’autre côté. Le récit est désespéré, les dialogues sont cyniques et violents, le postulat est terrible, et le contexte se sclérose dans sa propre fange… Trillo nous dresse une cartographie effrayante de notre futur, lorgnant vers la littérature SF la plus noire.
Dans un futur post-apocalyptique, deux forces se partagent un pouvoir qu’elles cherchent à s’approprier en son entier, se déchirant à coups de trahisons et de missions assassines, perpétuant des expériences médicales sur les êtres humains et cherchant à être seules maîtres du trafic de drogues et d’organes. C’est un monde en ruine, dévasté, où les puissants se sont réfugiés dans le « Château » et où le reste de l’humanité (du moins ce qu’il en reste) vit dans une zone dévastée appelée le « Noyau de Ferraille ». Ces Infralumpens, tels qu’on les nomme, y errent dans une misère totale, livrés à eux-mêmes et à la violence de ce monde redevenu sauvage. Ressemblant à des zombies ou à des rescapés des camps, ces « sous-êtres » ne sont considérés que comme des réserves d’organes ou des junkies à rassasier. D’un côté la Junte, de l’autre le Conseil, deux ordres tyranniques à la tête desquels le Comte et Massimo se font une guerre putride et larvée. Ils ont pour cela des agents spéciaux qui s’affrontent régulièrement pour asseoir l’autorité de chacun. Il en est ainsi pour Émile, surnommé « Blues » à cause de sa déprime affichée, qui travaille pour la Junte, et de Lisa, une femme cyborg sourde et muette travaillant pour le Conseil. Ces deux-là se sont aimés, dans un temps lointain… et ne se sont jamais oubliés. Mais l’histoire d’amour a très mal fini, et les séquelles sont dramatiquement irréversibles. L’un des pivots de « Point de rupture » est cette relation entre Lisa et Émile, qui devront un jour ou l’autre se retrouver face à face et s’affronter au nom de leurs chefs respectifs… « Point de rupture » est donc aussi un point de rencontre entre le récit d’anticipation politique, la SF de fin du monde, et l’histoire d’amour désespérée… Un drôle de mélange que Trillo articule sans aucune concession de ton ou d’intention, direct et implacable.
Par arcs ou histoires courtes, la grande histoire de Trillo se déploie par petites histoires successives et complémentaires, se penchant sur tel évènement ou tel personnage le temps d’un intermède… Tout au long du récit, nous croisons de nombreux personnages aux personnalités très marquées, qui donnent aussi à cette œuvre un intérêt tout particulier. Que ce soit le Comte vampirique, Massimo l’hypocondriaque, l’énorme et frustrée Madame Ursula, les officiers féminins et obsédées sexuelles Mike et Jack, la poupée Lara qui parle comme un charretier, le Lycanthrope fou et sanguinaire, la belle anticipatrice, ou bien sûr Lisa et Émile, la galerie de personnages de Trillo est très réussie, originale et décalée. Lisa et Émile donnent l’occasion à l’auteur d’écrire un très beau portrait de couple impossible et meurtri, tandis que d’autres lui permettent d’exprimer la folie humaine la plus meurtrière. La richesse de cette œuvre est telle que je n’ai pas encore abordé l’un des éléments essentiels de « Point de rupture », je veux bien sûr parler des dessins sublimes d’Eduardo Risso. Dans cette œuvre, Risso nous offre l’un de ses noir et blanc les plus réussis, dans des compositions où le contraste prend une dimension puissante et ténébreuse. C’est tout simplement magnifique, et il n’y a pas une planche, pas une case, pas un trait à enlever ou ajouter… Bien sûr, on pense à la radicalité et à la dynamique de « Sin City », mais ce serait être réducteur que d’envisager cette seule influence dans le noir et blanc de Risso : en lisant « Point de rupture », on pense tout autant à l’influence argentine et à ses monstres sacrés du noir et blanc, comme Breccia, bien évidemment. Risso est à la croisée de New York et Buenos Aires, et son style impeccable, courageux et inventif, confirme qu’il est bien l’un des grands artistes contemporains du noir et blanc. « Point de rupture » en est la preuve la plus flamboyante, sûrement l’une des plus belles de ce dessinateur décidément passionnant. Superbe.
Je vous rappelle que Gilles Ratier a consacré deux « Coins du Patrimoine » à Carlos Trillo : http://bdzoom.com/spip.php ?article5017 et http://bdzoom.com/spip.php ?article5037.
Cecil McKINLEY
« Point de rupture » T4 par Eduardo Risso et Carlos Trillo Éditions Delcourt (13,95€)