RIEN DE NEUF A FORT-BONGO, de Loustal & Coatalem

Loustal et Coatalem nous ont habitués à des oeuvres délicates comme une aquarelle mais implacables comme le destin. Jolie mer de chine évoquait déjà, en un huis clos maritime et exotique, la ligne mince qui sépare l’illusion du réel, l’euphorie de l’anéantissement, l’espoir de la fatalité. Ils renouent ici avec un superbe récit existentialiste, présentant la vie comme une enfilade inéluctable de petits faits déterminants quoique mineurs en apparence.

 

 

Raoul Cordier a signé un contrat d’un an pour l’Afrique équatoriale et il végète à Fort-Bongo, faute d’avoir su s’adapter aux Tropiques, et parce que ses collègues ne lui donnent pas sa chance. L’arrivée de l’inspecteur et de sa fille pourrait tout changer, en bien ou en mal. Et c’est une partie de barque que décide du destin du petit employé.

 

            Héros ou imbécile. La marge est mince. Raoul Cordier aurait pu devenir un autre homme, il en avait le potentiel, mais les autres en décidèrent autrement. Jamais le destin ne fera machine arrière. Cordier n’est pas condamné par le sort (un premier avertissement médical se révèle une fausse alerte), mais bien par ses collègues, si dédaigneux et pourtant si semblables. Pour eux qui connaissent la même vie étouffante, Cordier n’est pas digne de respect ; il effraie pour représenter la part profonde de chacun, celle qu’ils ont besoin de refouler pour survivre. Terriblement humain, sincère et vulnérable, mais surtout incapable de s’imposer aux autres, de jouer leur jeu et de simuler leur assurance, il devient un danger. Dans un monde de carnassier qui survivent en éliminant les plus faibles, Cordier fait d’emblée figure de proie. Il n’aura jamais droit à la compréhension, à l’indulgence ou à la pitié. Une soirée vire tragiquement, parce qu’il a eu la faiblesse de céder au caprice de la belle Blanche qu’il sauve malgré tout. Pendant un court instant, il se prend à envisager un autre dénouement et apparaît nimbé de lumière (page 37). Auréole du héros ou projecteur tourné vers le coupable ? Cordier s’illusionne, le doute n’est pas de mise : il a déjà été jugé depuis longtemps. Et ses actions présentes n’ont plus aucune importance face à la hargne dont il est devenu l’objet. Il n’est pas responsable pour ce qui est advenu, mais apparaît coupable pour ce qu’il est au plus profond de lui-même.

 

            Comme dans le roman presque éponyme d’Erich Maria Remarque, les anonymes, pris dans un maelström qui les emporte, ne peuvent que se soumettre à une loterie de la vie et de la mort dont les règles sont fixées par d’autres. Pour tous, la fin implacable se perd dans l’anecdotique. Rien de nouveau en Afrique de l’Ouest, rien en tout cas qui vaille la peine de se pencher sur le sort d’un petit employé de commerce, petit par la place que lui comptent chichement les faux héros de l’aventure sociale. En ce sens, cette histoire est aussi celle des faibles, des oubliés, des laissés pour compte de la destinée, parfaits représentants pourtant de l’humanité, porteurs d’un sens et d’une véracité qui dévoilent les vraies ressorts ontologiques de la condition humaine.

 

            En effet, malgré le réalisme avec lequel est rendue la vie d’un comptoir situé quelque part dans l’ancienne colonie de l’Afrique équatoriale française pendant les années 1950, il ne s’agit pas d’un récit exotique, mais bien de la chronique tragique d’une dérive irrémédiable. Le scénario de Coatalem a parfaitement su tirer partie du trait si particulier de Loustal. La première planche fait figure de modèle : en trois cases, l’ambiance gluante de Fort Bongo et le désespoir de Cordier (significativement représenté de profil avec un oeil égyptianisant révélant le mal être et le côté décalé du personnage, impression renforcée par les commentaires « en voix off » placés sous les cases, selon l’habitude de Loustal) sont posés. Car cet album d’ambiance présente d’abord une interrogation sur la faiblesse de ceux qui ne peuvent s’affranchir des jugements qu’autrui jette sur eux à l’emporte pièce, et un regard désespéré sur la condition de L’Homme en société. C’est tragique et implacable comme un film français des années quarantes, dense et douloureux comme un roman existentialiste.

 

 

 

Joël DUBOS

 

 

 

RIEN DE NEUF A FORT-BONGO, de Loustal & Coatalem, Casterman, 56 pages couleurs, 9,45 euros.

 

 

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