« La Fabrique des insurgées » : les dames de la grève…

En juin 1869, la première grande grève de femmes en France débute à Lyon. Les ovalistes, surnom donné aux laborieuses de la soie, se révoltent contre leurs conditions de travail dégradantes… Parmi elles, Camille, Marie, Adélaïde et Florine apprennent à s’entraider face aux humiliations quotidiennes. Auteur militant et curieux du passé, Bruno Loth raconte un tournant méconnu de l’histoire des luttes féministes, sociales et ouvrières. Une révolte aux atmosphères romanesques, qui nous replonge dans les affres des Révolutions industrielles…

« Lyon depuis la Croix-Rousse » dans les années 1840-1850 (gravure de Thomas Allom, 1869).

Commençons par rappeler quelques bases historiques. Débutant au Royaume-Uni et se propageant en Europe autour de la machine à vapeur, du charbon, du chemin de fer et des industries textile et sidérurgique, la première Révolution industrielle se poursuit entre 1770 et 1850. Elle est suivie d’une deuxième, de 1850 à 1914, grâce à l’électricité et les bateaux à vapeur, puis le pétrole et le développement des industries chimique et automobile (puis d’une troisième à partir des années 1960–1970 avec l’automatisation, l’énergie nucléaire, l’électronique et l’informatique ; et d’une quatrième actuellement, avec la robotique, la réalité augmentée, les IA, etc.) Dans ce contexte, la ville de Lyon, et plus largement le couloir rhodanien, allait profiter d’un extraordinaire développement, grâce à la plantation de muriers, à la fabrique de la soie et à l’installation de magnaneries (locaux où se pratiquent l’élevage des vers à soie), moulinages et filatures, du Forez au Vivarais. Le métier à tisser du Lyonnais Jacquard (mis au point en 1801) précède l’invention de la soie artificielle (viscose), près de Lyon, par le comte Hilaire de Chardonnet en 1884. Entre ces deux dates, c’est une industrie textile très diversifiée qui s’installe entre villes grandes et moyennes, dont Saint-Étienne (rubanerie) et Roanne (bonneterie). Sous la poussée des élites, qui créent pour elles-mêmes de larges quartiers bourgeois, et sous cette impulsion industrieuse, Lyon s’accroît d’une population ouvrière très importante, tout en sortant de ses antiques murailles pour s’étaler en direction des Brotteaux, de la Guillotière, la Croix-Rousse et de Vaise : de 88 000 habitants en 1800 à 180 000 vers 1850.

Des femmes travaillant dans une usine textile des Vosges. Gravure du XIXe siècle.

La ville comme seul espoir... (planches 1 et 2 - Delcourt 2025).

Dans les années 1850–1860, seuls 40 % de la population de l’ancienne « capitale des Gaules » sont natifs de Lyon. Souvent aux avant-gardes des combats républicains et anticléricaux, la populace est un vivier permanent d’agitation sociale et de revendications diverses, comme l’avait démontré la célèbre révolte des Canuts (tisserands de la soie) en novembre 1831. Comme l’illustre Bruno Loth dès les premières planches — en grisés de noir et blanc — de « La Fabrique des insurgées », les jeunes ouvrières malmenées par la vie (parent décédé, femme seule, famille nombreuse, etc.) sont amenées à quitter leurs fermes et leurs campagnes. Ce dans l’espoir de trouver un emploi à la ville, en espérant une vie meilleure. Malheureusement, les attendaient le plus souvent des journées de 12 heures endurées pour des salaires dérisoires (un franc et 40 sous par jour), des logements insalubres, une mauvaise nourriture, sans compter les brimades et violences sexuelles commises par les contremaîtres ou les patrons.

Les ovalistes (planches 5 et 6 - Delcourt 2025).

Dans l’album, nous suivons un récit dédoublé, dont les fils se rejoignent à l’heure du déclenchement de la grève. D’une part le destin de Camille et Adélaïde, parties en train d’Ardèche en 1867 et qui se retrouvent employées au sein de la filature Bonnardel. D’autre part le sort de deux enfants (Tonin et sa sœur Lison), confrontés à une bande de jeunes délinquants, et d’un marchand ambulant (Justin Lafleur), écrivain public qui va bientôt permettre de rédiger le courrier de revendications des ovalistes. Ces dernières étaient alors chargées de l’ovale, la pièce centrale du moulin permettant de façonner le fil de soie, enroulé sur lui-même afin de le rendre plus solide au tissage. Venues des alentours de Lyon et du Piémont italien (10 % des 7 500 ouvrières lyonnaises de 1870), occupant des chambres insalubres et surpeuplées, les ovalistesse regroupèrent et s’entraidèrent pour survivre. Durant l’été 1869, quelque 250 d’entre elles se mirent en grève pour réclamer aux patrons et au préfet une augmentation de salaire (2 francs par jour) et une diminution du temps quotidien de travail (11 heures). Elles furent soutenues par l’Association internationale des travailleurs (AIT) — constituée par des hommes — qui autorisa une collecte de soutien financier dans plusieurs pays limitrophes. Face à l’intransigeance de leurs employeurs, le mouvement vira à la grève générale, actant un tournant dans l’histoire des luttes sociales en France.

« La chien du patron » ! (planche 9 - Delcourt 2025).

Très bien documenté, précis dans sa narration comme dans son graphisme semi-réaliste, l’auteur ne s’interdit pas quelques rebondissements romanesques dignes de Balzac, Hugo ou Zola. Synthétisant l’époque et ses ambiances, avec un noir et blanc grisé évoquant l’esprit des gravures anciennes, Bruno Loth (voir « Apprenti/Ouvrier », « Lanceurs d’alerte » ou « Viva l’anarchie ! ») apporte en 128 pages une nouvelle pierre à la reconnaissance des combats militants ouvriers. Avec la sororité érigée en valeur suprême, face aux puissants et au capital, aux violences de tous ordres et au rôle assez équivoque de la presse…

Affiche pour un rassemblement d’ovalistes dont la présidente est Philomène Rozan (Archives de Lyon).

Philippe TOMBLAINE

« La Fabrique des insurgées : 1869, la première grève d’ouvrières » par Bruno Loth

Éditions Delcourt (20,50 €) — EAN : 9782413089285

Parution 30 avril 2025

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