« La Dernière Nuit de Mussolini » : le fascisme, de la morgue à la mort…

Par un soir d’avril 1945, Mussolini et sa maîtresse, Clara Petacci, sont arrêtés par des partisans entre les rives italiennes du lac de Côme et la Lombardie… Sanglante et glaçante, la dernière image du couple (mort et pendu par les pieds à Milan), fit le tour du monde, tout en oblitérant les ultimes moments de leur cavale, aussi pathétiques que grotesques. Après « L’Affaire Zola » (2019) et « Le Matin de Sarajevo » (2022), Jean-Charles Chapuzet et Christophe Girard racontent, en 128 pages, les heures sombres de l’Italie fasciste et l’intimité d’un dictateur. Un élément-clé tout autant qu’un pion hitlérien dans l’apocalypse de la Seconde Guerre mondiale : une histoire de rapports perturbés au pouvoir… et aux femmes.

Une momie ? Un grand blessé de guerre ? Un homme voulant changer de visage ? Il y a certainement un peu de tout cela dans cet intrigant visuel de couverture, lequel dévoile cependant – par l’uniforme porté – un contexte de guerre ainsi que, peut-être, la volonté d’y échapper pour son mystérieux protagoniste. Un mystère rapidement éventé dans la mesure où le titre de l’album pointe un nom et une période critique : la fin de Benito Mussolini, tué le 28 avril 1945 à Giulino di Mezzegra, dans la province lombarde de Côme. Loin de s’arrêter aux circonstances de ce jour funeste, ce one-shot très documenté retrace l’existence de celui qui fut successivement instituteur, journaliste, militant syndicaliste révolutionnaire, membre du parti socialiste italien, directeur du quotidien Avanti! (1912-1914), fondateur d’Il Popolo d’Italia (1914-1943), caporal dans l’armée de terre, puis le créateur des Faisceaux italiens de combat (Fasci italiani di combattimento) le 23 mars 1919, bientôt transformés en Parti national fasciste (PNF) en 1921.

Recherches par C. Girard.

Au-delà des ombres attendues et des terrifiantes actions entreprises par le Duce, l’album resserre son intrigue sur la relation tumultueuse entre l’orgueilleux caractère et ses diverses maîtresses : Angelica Balabanova, Rachele Guidi (qu’il épouse en décembre 1915), Magherita Sarfatti, Ida Dalser, Leda Rafanelli Polli ou donc Clara Petacci… Sont néanmoins évoquées la tentative coloniale d’invasion de l’Éthiopie en 1935-1936, qui s’est accompagnée de la généralisation des gaz de combat et de bombardements d’objectifs civils, ainsi que l’assassinat commandité (dès le mois de juin 1924) du député et opposant politique Giacomo Matteoti.

Lorsque les Alliés passent à l’attaque depuis l’Afrique du Nord, et à la suite des défaites de l’Axe à Stalingrad et en Tunisie, certains dirigeants politiques et chefs militaires italiens modérés sentent le vent tourner. Le poids économique du conflit ; les bombardements sur les villes de la Péninsule et la multiplication des grèves (orchestrées par la parti communiste italien) minent le moral de la population, qui considère Mussolini comme l’unique responsable de ce désastre. Arrêté le 24 juillet 1943, le dictateur voit son régime s’effondrer. Emprisonné dans un hôtel des Abruzzes, il en est libéré – sur ordre d’Hitler – dans des conditions rocambolesques, par un commando SS dirigé par le capitaine Otto Skorzeny. Le 18 septembre, à la radio de Munich, Mussolini proclame la République sociale italienne (ou République de Salo) : un état fasciste fantoche établi dans les zones encore contrôlées par la Wehrmacht (Italie du Centre et du Nord), du 23 septembre 1943 jusqu’en avril 1945.

Riches en faits et anecdotes oubliées (dont l’attentat raté du 7 avril 1926), l’album montre une existence totalement hantée par le sexe et la violence ; deux faces, aussi crue l’une que l’autre, qui entrainent une mise en perspective des relents du fascisme à travers les décennies, impliquant tant l’assassinat du cinéaste Pier Paolo Pasolini (le 1er novembre 1975) que les actuelles sentences populistes et réactionnaires de Trump ou Giorgia Meloni. En suivant les outrances puis la déchéance de Mussolini, finalement arrêté dans de piteuses conditions par les hommes de la 52e brigade Garibaldi, le lecteur n’aura de cesse de songer in fine à l’absurdité de la condition humaine : « la liberté n’a jamais existé » , disait il est vrai lui-même Mussolini…

Le scénariste Jean-Charles Chapuzet, auquel nous laissons le mot de la fin, n’a pas imaginé les choses autrement, en présentant ses intentions à son complice graphique Christophe Girard, grand habitué des sujets historiques sensibles, traités dans un style semi-réaliste (voir le récent « Je n’ai pas oublié : histoire de la Shoah par balles », éd. du Rocher, 2024) : « Christophe, la vie et la mort de Mussolini conjuguent violence et jouissance – Dante et Virgile – constamment ces deux notions, parfois antinomiques, parfois pas. […] C’est également un livre sur l’absurdité de l’être humain, d’où l’épigraphe d’Hitler à la fin. […] De cette dernière nuit, nous faisons des flashbacks sur sa grandeur et sa décadence, sa trajectoire sous-tendue par cette cavale sur les bords du lac de Côme, d’un dictateur fonçant vers son destin. Je crois qu’il est important de ne pas caricaturer Mussolini, il l’est déjà naturellement et forcer le trait risque de nuire à notre album (et avoir en tête que c’était au fond un grand timide). Puisque c’est un livre sur la violence, nous irons – comme pour « Le Matin de Sarajevo » avec Perec – un peu plus loin que la mort du Duce, jusqu’à l’assassinat de Pasolini. Car, du député Matteotti au poète Pasolini, le fascisme n’a fait que tuer la politique et l’art, le vivre-ensemble et le beau, le temporel et le spirituel. Concernant enfin les repères graphiques, pas de filtre de couleur cette fois, car nous aurons un filtre naturel : les derniers jours printaniers de la cavale de Mussolini sont pluvieux, des pluies plus ou moins fortes (j’indiquerai) et ce sera un repère inconscient pour le lecteur. Je sais à quel point tu maîtrises la pluie (sur la route entre Belgrade et Sarajevo dans « Le Matin… », Zola à Londres dans « L’Affaire… ») alors ce sera aussi et enfin un album sur la pluie… l’ami. »

Philippe TOMBLAINE

« La Dernière Nuit de Mussolini » par Christophe Girard et Jean-Charles Chapuzet

Éditions Glénat (21,50 €) – EAN : 9782344056158

Parution 8 janvier 2025

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