« L’Armée des ombres » remet en lumière le roman de Kessel !

« L’Armée des ombres » ! Tout spectateur ayant vu le chef-d’œuvre du réalisateur Jean-Pierre Melville se souvient de ce récit de la Résistance, puissant, âpre, tendu. Comme le long métrage, le présent album signé Emmanuel Moynot, Benoît Lacou et Jean-David Morvan adapte aujourd’hui en BD le même roman éponyme de Joseph Kessel. Lumière !

Tout d’abord, quelle belle surprise que cette adaptation en bande dessinée d’une histoire cristallisée dans nos mémoires par sa fidèle adaptation cinématographique de 1969 ! Comme de revenir à son origine, le roman de Joseph Kessel paru en novembre 1943 à Alger, alors capitale de la France libre. Le regretté Jean-François Deniau disait avoir trop de respect pour la littérature pour disposer de choses fausses dans ses romans.

Celui de Kessel, relevant de la non-fiction, participe de cette même école de pensée. De cette même rigueur. Et pour cause : Kessel l’écrit sous l’Occupation même. Sa trame narrative puise ses sources dans les témoignages recueillis auprès d’autres résistants. Ces témoignages de frères d’armes, le romancier les enchevêtre scrupuleusement, afin que les protagonistes réels et leurs réseaux ne puissent être identifiés et inquiétés par l’ennemi. C’est un crève-cœur pour Kessel, tant il aurait aimé révéler au grand jour les noms de celles et ceux qu’il admire. En résulte un roman aussi vrai que nature, un récit d’action et de silence, un concentré d’humanité. Puissant comme « Le Chant des partisans » — avec son neveu Maurice Druon, Kessel est l’auteur des paroles de cette chanson patriotique —, dont le texte habille judicieusement les pages de garde de l’album. Puissant et dense, tant foisonnent les trajectoires de ces gens de France dont Kessel fait son miel pour livrer la quintessence de leurs destins et, par leurs exemples, celle de la Résistance française.

Dense est aussi ce roman graphique de belle main, joliment maquetté. Il bénéficie de 110 planches, autorisant ainsi une nécessaire lenteur du tempo. Dès qu’on le compulse, la qualité des décors saute aux yeux. La part belle laissée au décoriste Benoît Lacou permet de donner toute latitude à sa généreuse minutie documentariste. Surtout, elle offre au lecteur le loisir de se plonger pleinement dans l’atmosphère des lieux et celle d’une époque : l’Occupation. Cette précision est en contrepoint harmonieux du dessin d’Emmanuel Moynot (1) dont l’encrage impressionniste, « jeté au pinceau », joue avec le clair-obscur. Un jeu de contrastes de valeur qui, d’emblée, fait pressentir avec justesse la dimension tragique du narratif. Caractérisée par des aplats de sourds gris colorés, l’agréable mise en couleur numérique — signée par trois coloristes — colle aussi à l’esprit du récit, et plus encore à ce sobre dessin des personnages, exempt de fioritures, au réalisme simplifié de ces figures où prime la vertu narrative.

Quid de la narration alors ? L’histoire, beaucoup la connaissent, naturellement. Parmi les cinéphiles, nombre d’entre eux ont toujours en tête les scènes marquantes du long métrage porté par Lino Ventura, Simone Signoret, Serge Reggiani, Jean-Pierre Cassel, Paul Meurisse et autres Paul Crauchet. Ici, le lecteur attendra et retrouvera ces séquences : de l’évasion de Philippe Gerbier (incarné à l’écran par Ventura) à l’exécution finale de Mathilde (jouée par Signoret), en passant par la saisissante scène de l’étouffement du traître dans une villa peu discrète, celle chez le coiffeur (interprété par Serge Reggiani) ou encore celle où les frères Jardie (Jean-Pierre Cassel et Paul Meurisse) se reconnaissent. Cette attente participe grandement au plaisir d’entrer dans ce séducteur roman graphique.

Certes, le rythme filmique imposé au spectateur par le réalisateur diffère par nature de celui du lecteur, in fine libre du sien, libre de vagabonder dans celui suggéré par les bédéistes. Pour autant, comparaison n’est pas raison. C’est avec bonheur que le lecteur renouera avec ce récit marquant pour un spectateur. Et avec ces séquences, comme autant de jalons dans la mémoire collective hexagonale. Car, au fond, dans notre époque aux valeurs républicaines malmenées et aux perspectives si troubles, ces jalons mémoriels sont désormais plus que nécessaires, salutaires peut-être même… C’est là l’un des atouts de ces albums, et de ce bel album en l’espèce : perpétuer une histoire forte, emblématique même, de la geste résistante. C’est à juste titre que la courte postface de Madeleine Riffaud, chère au scénariste, évoque ainsi la fragilité des temps.

Jean-David Morvan — et c’est l’un de ses mérites — sait aussi laisser s’exprimer le verbe romanesque de Kessel, ce dès la longue préface. De même, illustré de pages du manuscrit original de l’écrivain, un passionnant dossier historique de 12 pages complète la bande dessinée. Portée par son prolifique scénariste, l’adaptation en bande dessinée de « L’Armée des ombres » s’avère un bel exercice d’admiration envers les Partisans et, au premier rang desquels, envers celui que la fonction littéraire reléguait au second plan : Joseph Kessel. « Il y a des pays où les gens au creux des lits font des rêves », écrivait ce dernier. Ici, en France, les Partisans ont marché, ont tué et ont crevé. Pour que, plus tard, d’autres puissent y rêver au creux de lits. Et puis lire. Relire encore. Cet album le justifie.

Jean-François MINIAC 

(1) À propos d’Emmanuel Moynot, rappelons qu’il vient également de sortir un polar noir et cynique chez Glénat, chroniqué ici  : « La Suprématie des underbaboons » : un regard sombre sur notre monde….

« L’Armée des ombres » par Emmanuel Moynot, Benoît Lacou et Jean-David Morvan, d’après Joseph Kessel

Éditions Philéas (22, 90 €) — ISBN : 978-2-385020-31-6

Parution 17 octobre 2024

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