Pour (re)donner la place qui leur est due : une indispensable « Histoire de l’art au féminin »…

Si dans les musées, on croise beaucoup de femmes, représentées plus ou moins dénudées dans les œuvres, on y voit en revanche peu de productions de femmes artistes. Pourtant, les femmes ont toujours été présentes dans tous les domaines artistiques. Si elles ont été oubliées, c’est que l’histoire de l’art a été écrite par des hommes. Une bande dessinée historique et didactique rappelle la place importante des femmes dans l’histoire de l’art : « Histoire de l’art au féminin ». Interviews des autrices : Sara Colaone et Marion Augustin.

Scénariste de la collection L’Histoire de l’art en BD, Marion Augustin a conçu « Histoire de l’art au féminin » comme une série de portraits contextualisés d’artistes femmes de la Renaissance au XXIe siècle. Professeure à l’Académie des beaux-arts de Bologne, Sara Colaone¹ apporte son trait souple et précis à cette histoire de l’art féminine et féministe. À côté d’artistes reconnues comme Frida Kahlo ou Niki de Saint Phalle, l’ouvrage remet sur le devant de la scène des artistes injustement oubliées : de Rachel Ruysch à Tarsila do Armal. Nous remercions les deux autrices d’avoir pris le temps de répondre à nos questions.

Marion Augustin.

BDzoom.com : Bonjour Marion et Sara, pouvez-vous vous présenter ? 

Marion : Je suis autrice de BD et de beaux livres sur l’art et la culture. Je suis aussi scénariste de projets sonores dans les musées ou les lieux patrimoniaux, visites immersives, podcasts….

Sara : Je suis autrice et illustratrice de bandes dessinées. J’ai longtemps étudié l’histoire de l’art et me suis consacrée à l’histoire du cinéma, mais l’amour de la bande dessinée a tout emporté. Je vis en Italie, à Bologne, capitale de la bande dessinée et de l’illustration où j’enseigne à l’Académie des beaux-arts.

J’aime raconter des histoires sur le patrimoine historique et visuel et sur des personnages qui ont réellement existé.

« Histoire de l’art au féminin » page 20.

Sara Colaone.

BDzoom.com : Pouvez-vous présenter votre œuvre commune ? Comment introduisez-vous cinq siècles d’histoire des femmes artistes ?

Marion : « Histoire de l’art au féminin » est un récit qui raconte l’histoire de l’art depuis la Renaissance, en mettant au premier plan les artistes femmes, souvent oubliées des récits habituels. La Renaissance est le point de départ du récit : c’est un moment de renouvellement de l’art en Europe, et également celui où les artistes femmes se représentent elles-mêmes en tant que peintres.

Sara : « Histoire de l’art au féminin » est une Å“uvre de bande dessinée destinée à toutes celles et tous ceux qui souhaitent rencontrer les artistes les plus marquantes. Nous leur redonnons l’espace qu’elles méritent, sans négliger l’environnement qui les entourait. Cette démarche est importante, car on pense parfois que la meilleure façon de valoriser une contribution artistique est de l’isoler, alors qu’il est selon moi nécessaire de mettre en évidence les relations entre les contributions. Je suis sûre que les lecteur·rices apprécieront ce point de vue, notamment les adolescent·es auxquel·les le livre s’adresse.

BDzoom.com : Pourquoi est-il nécessaire de raconter une histoire de l’art au féminin ?

Marion : Les artistes femmes sont les grandes oubliées de l’histoire de l’art… et pourtant : les femmes ont été artistes à toutes les époques, elles ont participé à toutes les avant-gardes, nombreuses sont celles qui ont connu le succès de leur vivant, mais le récit de l’histoire de l’art les a oubliées. Ce livre a pour ambition de donner leur place aux artistes femmes dans le récit de l’histoire de l’art.

Sara : Parce que nous avons trop souvent tendance à penser que seul un certain type d’art (presque toujours produit par des hommes) a ses exigences de solidité, de prévoyance et de signification qui le rende fondamental et digne d’être rappelé. Et aussi parce que, trop souvent, on ne se souvient des artistes féminines que pour leurs histoires biographiques, parfois dramatiques.

« Histoire de l’art au féminin » page 25.

BDzoom.com :  La bande dessinée est-elle un bon médium pour une œuvre aussi ambitieuse ?

Marion : La bande dessinée est pour moi une façon de s’adresser à des lecteurs jeunes et moins jeunes, sensibles à la puissance des images. Avec la bande dessinée, grâce à la puissance de l’image, l’incarnation des artistes femmes est immédiate : on les voit au travail, on est plongé dans leur univers. L’image et le texte, le narratif, les dialogues, sont complémentaires et permettent plusieurs niveaux de lecture. Cette bande dessinée parle d’art : la bande dessinée permet aussi de représenter les tableaux.

Sara : Le bande dessinée est le moyen idéal pour raconter l’environnement et les relations dans lesquelles ont vécu des artistes extraordinaires, et nous rappelle ainsi qu’aucune artiste n’est vraiment isolée, que mille histoires lui appartiennent et peuvent être racontées.

BDzoom.com : Qu’avez-vous découvert dans l’histoire de l’invisibilisation du travail des femmes artistes ?

Marion : L’invisibilisation des Å“uvres des femmes artistes est le résultat de plusieurs facteurs, qui changent, vont et viennent en fonction des époques. Mais ce qui est certain c’est qu’à partir du moment où l’histoire de l’art commence à être écrite au XVIIIe siècle, partagée, les femmes artistes sont oubliées et ne sont pas exposées dans les musées qui se créent : pas vues, pas racontées, oubliées…

Sara : De nombreux faits historiques témoignent de cet effacement, les cas les plus frappants sont l’interdiction de peindre de grands sujets et donc d’accéder à des commandes importantes et rémunératrices, ou l’exclusion des femmes de l’Académie royale, qui furent à nouveau reléguées à une dimension privée. Mais aujourd’hui encore, j’observe que lorsqu’on va voir une exposition d’une artiste, il est précisé que c’est une artiste féminine. Ou que lorsqu’on va dans un musée, la disposition des Å“uvres, leur éclairage, leur position le long du parcours, visent parfois à mettre systématiquement davantage l’accent d’abord sur les Å“uvres d’artistes masculins, puis sur les Å“uvres d’artistes féminines. En revanche, on peut considérer comme une évidence que les femmes artistes ont toujours produit des Å“uvres un peu moins significatives, étant donné qu’elles ont été systématiquement éloignées des principaux lieux de production artistique, de débat et de comparaison économique.

BDzoom.com : Vous montrez les artistes au travail, au plus près de la création de leurs œuvres. Avez-vous rencontré des difficultés pour transcrire certaines des œuvres des artistes citées dans l’ouvrage ?

Marion : La bande dessinée nous permet de montrer des artistes au travail, dans leur atelier, en relation avec leur professeur, souvent leur père, ou des commanditaires. La recherche des archives a été poussée. Quand nous n’avions pas de traces précises, nous nous sommes inspirées des sources portant sur des artistes masculins. Il y a aussi une part d’interprétation. Les recherches sur les artistes femmes se développent mais sont loin d’être abouties… Il y a tant à faire.

Sara : Il est complexe de représenter l’action créatrice, qui prend une valeur différente au fil des siècles, mais qui exprime toujours une profonde nécessité. Je voulais me concentrer sur les différentes attitudes des artistes à l’égard du travail créatif, certaines de bonheur créatif, d’autres de souffrance, d’autres de prospective économique. Cela signifie qu’à chaque instant du livre, chaque geste prend sa valeur. Repenser les Å“uvres est certes complexe, car mon idée n’était pas de les copier, mais de reproduire la sensation que les Å“uvres bougent en nous, de nous rendre curieux d’aller les voir en vrai.

BDzoom.com : Mis à part certaines icônes féminines de l’art occidental telles Artemisia Gentileschi, Frida Kahlo ou Niki de Saint Phalle, le choix des artistes dont la vie et l’œuvre sont détaillées dans « Histoire de l’art au féminin » a-t-il été difficile ? Avez-vous des regrets sur des artistes oubliées dans l’ouvrage ?

Marion : Pour construire le récit, je me suis appuyée sur les artistes femmes dont on connaît un minimum la vie et les Å“uvres. Pour certaines artistes, on sait qu’elles ont été actives, mais on ne connaît pas leur vie. Pour d’autres, leurs Å“uvres ont disparu, pour l’instant en tout cas. Ensuite, j’ai choisi des artistes qui ont ouvert des portes, qui ont été des défricheuses : Catharina Van Hemessen est la première artiste d’Europe du Nord à peindre son autoportrait en travail ; Rosa Bonheur est l’une des premières artistes à peindre des tableaux monumentaux ; Hannah Höch est la seule artiste femme du mouvement Dada de Berlin…

Évidemment, écrire une histoire, c’est choisir. De nombreuses artistes ne sont pas mises en scène dans la bande dessinée, mais j’ai essayé d’en mentionner certaines et de montrer qu’elles sont nombreuses à toutes les époques, malgré les obstacles permanents.

Sara : Je pense que le rôle des livres est d’éveiller la curiosité, de pousser les gens à chercher par eux-mêmes. J’aurais bien sûr aimé parler de bien d’autres artistes, mais aussi de musiciennes, scénographes et cinéastes, pour évoquer de manière encore plus forte ce tissu de relations vital pour l’art. À titre d’exemple, j’aurais aimé parler davantage de Diane Arbus, Cindy Sherman… des artistes que j’aime beaucoup et aussi des artistes plus contemporaines. Mais le livre se veut avant tout porteur d’une vision, et peut-être pourrait-il y avoir une suite…

« Histoire de l’art au féminin » page 130.

BDzoom.com : Quelles sont les artistes peu connues du grand public que vous avez mises en avant et que vous voudriez voir reconnues davantage ?

Marion : Je crois qu’elles ont toutes une œuvre qui a marqué l’art… Lavinia Fontana, Judith Leyster, Adélaïde Labille-Guiard et beaucoup d’autres. Pour cela, il faudrait déjà qu’elles soient accrochées dans les musées, qu’on découvre leurs œuvres. C’est cela le plus important, plus que leur vie.

Sara : L’exemple qui vient à l’esprit est celui de la Suédoise Hilma af Klint, personnalité fondamentale pour l’évolution de l’art contemporain et pourtant peu citée dans les volumes d’histoire de l’art.

BDzoom.com :  Vous évoquez en fin d’ouvrage des artistes contemporaines, lesquelles voyez-vous percer au XXIe siècle ?

Marion : Je ne suis pas critique d’art, je peux néanmoins parler de mon goût. Par exemple, les œuvres de Julie Mehretu, qui est citée à la fin de l’ouvrage, me touchent beaucoup.

BDzoom.com : Enfin, parlons un peu de vous, quels sont vos projets dans le domaine de la bande dessinée ?

Marion : Souvent un livre en entraîne un autre… « Histoire de l’art au féminin » est né de mon précédent ouvrage « L’Histoire de l’Art en BD » où les femmes étaient trop peu présentes. Cette histoire de l’art au féminin m’a ouverte vers des figures féminines et féministes dont je voudrais raconter l’histoire en bande dessinée, pour continuer à lutter contre les stéréotypes et rendre aux femmes leur juste place dans l’histoire.

Sara : Je travaille sur un roman graphique de fiction, le thème concerne l’asocialité, les protagonistes sont des femmes étrangères qui choisissent de ne pas avoir de maison et de vivre sur la route.

Laurent LESSOUS (l@bd)

« Histoire de l’art au féminin » par Sara Colaone et Marion Augustin

Éditions Casterman (17,95 €) – EAN :  978-2-203-24191-6

Parution 25 septembre 2024

¹ Sara Colaone est la dessinatrice de « Évadées du harem », scénarisé par Didier Quella-Guyot et Alain Quella-Villéger dont nous vous avons parlé dans cet article .

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