Dix ans après la parution de « Résurrection », la première partie d’un diptyque accouché dans la douleur, voici enfin « Révélations » : conclusion du dernier récit du regretté Philippe Tome, décédé alors qu’il travaillait sur les dernières pages de son scénario. Les éditions Dupuis proposent, enfin, l’intégralité de cette aventure magistralement dessinée par Dan Verlinden, digne successeur de ses deux prédécesseurs : Luc Warnant et Bruno Gazzotti.
Lire la suite...Pierre Christin : une étoile du scénario nous a quittés…
Les éditions Dargaud viennent de nous annoncer, avec une énorme émotion et une profonde tristesse partagées, le décès de Pierre Christin qui a eu lieu ce matin, jeudi 3 octobre 2024, à l’âge 86 ans, des suites d’une longue maladie contre laquelle il luttait depuis plusieurs années. Cet écrivain, journaliste, pianiste de jazz, universitaire et professeur, a été l’un des plus importants scénaristes de bande dessinée de ces dernières décennies (notamment à l’époque du journal Pilote), laissant derrière lui une œuvre considérable et ayant travaillé avec les plus grands : de Jean-Claude Mézières (avec lequel il créa la célèbre série « Valérian ») à Enki Bilal (pour leurs remarquables « Légendes d’aujourd’hui »), en passant par Jacques Tardi, Jean Giraud, Raymond Poïvet, Jijé, Annie Goetzinger, Max Cabanes, André́ Juillard, Jacques Ferrandez, Jean-C. Denis, François Boucq, Philippe Aymond… Encore sous le choc de cette information, nous avons quand même tenu à remonter ci-dessous, en une seule partie, deux « Coins du patrimoine » que nous lui avions consacrés, il y a quelques années…
À l’occasion de la parution, aux éditions Dargaud, du tome 6 de l’intégrale des aventures des agents spatio-temporels Valérian et Laureline (qui réunit les albums « Otages de l’Ultralum », « L’Orphelin des astres » et « Par des temps incertains »), revenons sur les prémices de la carrière de leur prolifique et subtil scénariste : Pierre Christin (1), lequel signait alors Linus ; tout en évoquant, sporadiquement, ceux de son aussi talentueux complice, le dessinateur Jean-Claude Mézières !
« Valérian » est, certainement, le plus grand space opera publié par des auteurs français. Grâce à des histoires formidablement inventives (les scénarios font d’habiles clins d’œil à notre époque) et à un remarquable graphisme semi-réaliste, ils ont su séduire le public le plus large possible, depuis 1967 : année de la création de cette mythique série pour l’hebdomadaire Pilote.
Pierre Christin, fils d’un coiffeur et d’une manucure, est né le 27 juillet 1938 à Saint-Mandé, dans la banlieue de Paris.
Après avoir été à l’école aux Cours complémentaires, puis au lycée Turgot dans le Marais, et avoir poursuivi ses études à la Sorbonne et à Sciences Po Paris, il soutient une thèse de doctorat en littérature comparée intitulée « Le Fait divers, littérature du pauvre ».
Par ailleurs pianiste de jazz amateur, certains de ses engagements vont lui permettre de subvenir aux divers besoins de cette vie universitaire.
Ensuite créateur, puis responsable, de l’école de journalisme de Bordeaux (aujourd’hui IJBA), il deviendra, parallèlement, un collaborateur régulier du magazine Pilote. On peut alors, logiquement, se demander comment le fait d’avoir exercé dans l’enseignement lui a permis d’aborder le scénario de bande dessinée… : « Ce n’est pas comme cela qu’il faut raisonner, il faudrait plutôt se poser la question : « Comment, quand on fait des études de type littéraire, arrive-t-on à garder encore le désir d’écrire ? », ce qui est tout à fait différent. Je ne suis pas devenu scénariste après avoir été professeur. Comme beaucoup de gens, je faisais des études universitaires et par ailleurs, j’avais le désir d’écrire. Comme tant d’adolescents, je me suis essayé aux poèmes, aux nouvelles et à la bande dessinée ; mais sans savoir quelle forme cela prendrait, sans penser qu’un jour je pourrais devenir professionnel. Puis, les années 60 ont correspondu au début de la grande aventure de la bande dessinée contemporaine où il y a eu une montée en force d’excellents dessinateurs, mais certainement pas le même renouvellement du côté des scénaristes.
Il restait les grands anciens comme Jean-Michel Charlier, mais on ne constatait pas du tout l’apparition d’une nouvelle école comme en dessin. Moi, qui étais encore très jeune, j’étais passionné d’art graphique à titre personnel et j’avais beaucoup d’amis dessinateurs. Par le plus grand des hasards, ils se sont tournés vers moi et c’est comme cela que j’ai commencé à écrire des petites histoires avec Jean-Claude Mézières [un ami de sa petite enfance rencontré durant la Seconde Guerre mondiale, dans une cave où ils se réfugiaient pendant les alertes aériennes], avec Jean Giraud et bien d’autres, par amusement. Je ne pensais pas du tout continuer, au contraire, je pensais devenir un universitaire très savant et tout à fait respectable. Ce que je suis toujours plus ou moins, d’ailleurs ! Même si cela n’a rien à voir avec la création. » (2).
En I965, Pierre Christin part sur un coup de tête aux États Unis, en tant que visiting lecturer, et sillonne l’Ouest américain. Il se trouve même un emploi fixe, d’un an, comme professeur de littérature française contemporaine à l’université de Salt Lake City (dans l’Utah).
Enthousiasmé par les grands espaces et par l’innovation, souvent radicale, de la production artistique de ce pays, il sera notamment frappé par la lecture du magazine parodique Mad ou par celle du strip quotidien des « Peanuts ». C’est d’ailleurs en hommage aux « Peanuts » qu’il va prendre, pendant plusieurs années, le pseudonyme de Linus : l’un des personnages vedette de cette série créée, en octobre 1950, par Charles Monroe Schulz (il s’agit du petit génie qui transporte, constamment, une couverture avec lui).
Aux U.S.A., Pierre retrouve son ami de jeunesse, Jean-Claude Mézières, avec lequel il avait déjà renoué, dès 1956, alors qu’il suivait ses études littéraires à Paris. À l’époque, comme le dessinateur possédait une petite caméra et quelques connaissances en ce domaine, ce qui était plutôt rare en ces prémices des années 60, leurs deux passions communes (le jazz et le cinéma) vont les amener à réaliser les dix premières minutes d’un film en 8mm : « La Vie d’un rêve », en 1958.
Quoi qu’il en soit, le dessinateur débarque donc chez lui, avec son barda de cow-boy, pour lui demander de l’héberger momentanément ; et, par contacts et amitiés, ils entreprennent le tournage d’un documentaire destiné à l’une des télévisions locales. C’est ainsi que « Ghetto », qui dénonce la ségrégation des Saints-des-derniers-jours envers la communauté noire de Salt Lake City, sera tourné en 16 mm et produit par S. Holbrook pour la N.A.A. C. P. (National Association for the Advancement of Colored People) : une expérience, certes bénéfique, mais qui ne sera en rien comparable à celle que Pierre Christin connaîtra lorsqu’il se mettra au service d’Enki Bilal afin d’écrire le scénario du film « Bunker Palace Hôtel », en 1989…
Voilà d’ailleurs l’occasion de lui demander quelles sont, pour lui, les différences essentielles entre le scénariste de bandes dessinées et celui de cinéma : « À part le fait que, dans les deux cas, il faut un peu d’imagination, être capable de dialoguer juste, aimer le travail de groupe, et bien sûr avoir aussi un minimum de talent, si possible, tout le reste est différent ! Les enjeux financiers ne sont pas du tout de même nature : quand vous écrivez dans un scénario de BD : “250 millions de guerriers du cosmos habillés de costumes somptueux font leur entrée par la gauche du ciel piqueté d’étoiles”, il n’y a aucun problème. Si vous écrivez à un producteur de cinéma : “trois guerriers du cosmos modestement habillés entrent…”, on vous dit : “Non, écoute mon vieux, tu ne te rends pas compte…” !
La nature du dialogue n’est pas du tout la même non plus et cela explique l’échec de l’adaptation d’excellentes bandes dessinées, y compris par leurs propres auteurs, en passage cinéma : d’un côté, il y a un dialogue écrit dans des bulles et qui, au fond, s’apparente profondément à la manipulation d’un faux langage parlé qui est par exemple celle de Céline ou de Queneau ; et de l’autre il y a un texte qui est destiné à des comédiens, à être mis en bouche.
Même les dialogues les plus élémentaires ne se traduisent pas de la même façon en BD et au cinéma. Par exemple, “oui” en BD cela veut dire “oui”, mais au cinéma, un acteur peut très bien dire “oui” et faire comprendre au spectateur que cela veut dire “non” ; donc, en cas d’adaptation, il faut éventuellement garder le “oui” mais il faut peut-être plutôt lui faire dire “non”. Le déroulement du temps pose lui aussi un problème : là où en BD vous avez un récit fragmenté avec des hiatus durant lesquels le lecteur reconstitue des éléments d’action qui se sont passés entre la case 1 et la case 2, au cinéma, c’est autre chose : allez-vous y consacrer cinq secondes et passer à autre chose ? Combien dure un album moyen de quarante-six pages au cinéma ? Grand mystère !
Cela peut durer aussi bien trois heures qu’une demi-heure, tout dépend de sa fabrication. Enfin, dernière chose, les rapports entre le metteur en scène et le scénariste n’ont rien à voir avec ceux existant entre le dessinateur et le scénariste : le metteur en scène est le seul maître à bord, car faire un film c’est comme lancer un transatlantique, il y a des types à la plomberie, dans les soutes, en train de ramer, à la passerelle… C’est monstrueux ! Alors qu’en bande dessinée, quoi qu’on en dise, si le scénariste et le dessinateur ont leur nom en lettres de taille égale sur la couverture d’un album, ce n’est pas un hasard ; c’est quand même quelque chose qui se fait à deux et le rôle du scénariste n’est pas inférieur à celui du dessinateur, même si le meilleur des scénarios illustré par le plus mauvais des dessinateurs donne forcément un mauvais résultat, alors que le meilleur des dessinateurs est capable de métamorphoser un assez mauvais scénario. » (2).
Mais, revenons à ce début de l’année 1966 où, alors qu’ils réalisent ce petit film, Mézières s’aperçoit que le visa professionnel qu’il avait dégoté, par l’entremise du dessinateur Jijé, touche à sa fin ; ceci alors qu’il vient juste de rencontrer sa future femme, Linda, l’une des étudiantes de son ami professeur de français qui continue de l’héberger !
Et c’est à ce moment précis que Pierre Christin pousse Jean-Claude Mézières à renouer avec la bande dessinée. Ensemble, ils vont concevoir un récit de six pages, en vue de l’envoyer à un magazine illustré français.
Car ce dessinateur, qui signait JC Mézi à ses débuts, avait déjà publié quelques illustrations et bandes dessinées dans les publications du groupe Fleurus (dans Cœurs Vaillants et Fripounet et Marisette, dès 1955). Ceci en compagnie de deux de ses petits camarades de classe des Arts Appliqués : Jean Giraud et Patrick Mallet, qu’il avait plus ou moins « pistonné » pour qu’ils puissent travailler chez cet éditeur catholique. Et c’est après avoir effectué son service militaire en France et en Algérie, publié deux pages dans le Spirou de Noël 1958 (dans un style très décoratif) et réalisé divers travaux de commande (entre autres pour le studio Hachette où il était devenu maquettiste de la collection Histoire des civilisations), que Mézières décide de partir pour les USA…
C’est donc à l’occasion de leurs secondes retrouvailles que les deux amis vont réaliser six planches en noir et blanc, dans un esprit parodique très proche de la revue Mad (tant dans l’écriture que dans le graphisme, Mézières s’inspirant largement du style de son maître Jack Davis) : « Le Rhum du punch », une histoire débridée de trafic entre les colonies américaines et les Antilles où intervient, au final, l’acteur Sean Connery sous les traits de James Bond.
Le dessinateur envoie alors cette bande dessinée à son ami Jean Giraud : pour savoir ce qu’il en pense mais, surtout, pour qu’il essaie de la caser quelque part afin de toucher quelques dividendes et de pouvoir payer son voyage de retour ; lui laissant même le soin de dessiner les dernières cases…
Ce dernier, qui travaille alors pour Pilote sur la série western « Blueberry », y fait même intervenir son personnage à la tête de la cavalerie américaine.
Puis, il la montre à René Goscinny, le rédacteur en chef de l’hebdomadaire. Le scénariste d’« Astérix » et de « Lucky Luke » est séduit ; et comme il a un journal de soixante-quatre pages à remplir toutes les semaines, il publie l’histoire aussitôt : au n° 335 du 24 mars 1966. Mieux, il en commande une deuxième dans la foulée : ça sera « Comment réussir en affaires en se donnant un mal fou » (3), une autre histoire parodique de six planches, en noir et blanc tramé, qui sera envoyée par le même canal et publiée dans le n° 351 du 14 juillet 1966. Son billet de retour payé et réservé grâce au petit pécule obtenu par Pilote, Mézières reprend à nouveau son job de cowboy pendant tout l’été, à travers Wyoming, Utah et Arizona, jusqu’à l’expiration des dates de son ultime visa.
Une troisième (de six pages, toujours en noir et blanc tramé, titrées « Le Chemin de l’enfer est pavé de bonnes intentions »(3)) sera au sommaire du n° 371 du 1er décembre 1966 : et Pierre Christin la signera de son vrai nom. Mais, à ce moment-là, nos deux complices sont déjà revenus en France : « À l’époque, je n’avais aucune notion de technique du scénario. J’étais un amateur de bandes dessinées mais je ne m’étais jamais vraiment posé la question de savoir comment les scénaristes pouvaient être utilisés, comment ils gagnaient leur vie, et a fortiori comment on pouvait dialoguer, découper, etc. Cela dit, j’étais, et je suis toujours, un fanatique de cinéma, ce qu’on appelle un cinéphile, un grand lecteur de romanesque, et quand même un bon connaisseur du 9e art.
Ce qui fait que, assez curieusement, j’ai commencé ma première BD en écrivant page 1, case 1 et c’est venu avec une espèce de facilité dérisoire : en fait, je savais ce que j’avais envie de faire.
J’avais aussi, peut-être, une certaine capacité de découpage. Je crois en effet que la clef de la bande dessinée, c’est l’art du découpage ! L’art du dialogue se retrouve au théâtre et en romanesque, l’art de l’intrigue n’est pas fondamentalement différent du fait de trouver des idées pour écrire des polars ou de la science-fiction, mais le rythme, savoir si oui ou non on veut faire une, deux ou trois cases, c’est la base de la narration BD. Très vite, j’y ai pris goût. Il faut dire aussi que j’ai eu la chance d’être bien entouré puisque les gens avec qui je travaillais (Jean-Claude Mézières, Jean Giraud, Jacques Tardi…) avaient eux-mêmes côtoyé les grands anciens qui leur avaient en quelque sorte transmis un certain nombre de ficelles. Au fond, j’ai appris, comme la plupart des gens, sur le tas, profitant de cette espèce de transmission artisanale. Ce n’est qu’un peu plus tard que je me suis lancé dans des artifices narratifs, dans des expérimentations plus personnelles. » (2).
Quelques années plus tard (vers 1960-1961), Giraud va se retrouver à encrer les planches de « Jerry Spring » de Jijé et à côtoyer l’un des fils : Benoît Gillain. Il présente ce dernier, qui est en train d’ouvrir un studio de publicité, à son pote Mézières. Et voilà que Benoît fait travailler Jean-Claude, aux côtés de Jijé, comme assistant photographe et maquettiste sur le design de paquets de lessives ou d’étiquettes de conserve. Le petit studio est alors chargé de la conception d’un magazine publicitaire pour la firme Total et Benoît Gillain propose également à Mézières de lui donner un coup de main sur la conception du n°0, juste avant son départ pour l’Amérique.
Ce Total Journal, distribué uniquement dans les stations d’essence, avait déjà connu une première version (entre juin 1958 et novembre 1965). La nouvelle mouture, dont le premier numéro est publié le 4 mai 1966, va contenir de nombreux récits complets dus à de talentueux jeunes dessinateurs ; d’autant plus que, depuis qu’il est de retour en France, Mézières en est devenu le directeur artistique et qu’il a imposé son ami Christin (qui utilise toujours le pseudonyme de Linus) comme directeur de la rédaction ; ceci, du n° 6 du 5 juin 1967 au trente-troisième, et dernier, en décembre 1971.
Cela tombe bien pour le jeune homme qui a perdu la plupart de ses contacts professionnels et qui doit accepter, pour survivre, divers travaux peu enthousiasmants (mais qui se révéleront finalement rémunérateurs puisqu’ils lui permettront de s’acheter une maison de campagne au fin fond de l’Aveyron) : traduction d’un bouquin de sociologie militaire, conception d’un dépliant pour des laboratoires pharmaceutiques américains cherchant à s’implanter en France…
Tous les copains à Pilote de Mézières et Christin vont participer à cette nouvelle mouture de Total Journal, arrondissant, ainsi, leurs fins de mois avec des travaux alimentaires réalisés pour ce journal d’entreprise peu connu des bédéphiles. Notre scénariste, quant à lui, va y multiplier les articles didactiques et les courtes histoires plus ou moins pédagogiques illustrées par Jean Giraud (les quatre planches du « Lac aux émeraudes » au n° 1 et les deux des « Journées de Sélim » au n° 9 de juillet 1967) (4), par Pierre Koernig (deux planches de « Les Demeures d’Archibald » au n° 10 d’août 1967 ou de « Quand l’empereur s’appelait Napolione Buonaparte » au n° 22 d’août 1969 et cinq pour « Paris : du bois à l’acier » au n° 25 d’avril 1970), par Eugène Collilieux (« Le Seigneur de l’hiver » au n°12 de décembre 1967, les quatre pages de « Pampa » au n° 14 de mai 1968, les six de « Chevaux et cavaliers d’aujourd’hui » au n° 26 de mai 1970 et de « L’Élixir de Bohème » au n° 32 d’août 1971), par Luc Mazel (six pages d’« Une aventure de Merlock Molmes » au n° 15 de juillet 1968), par Jean Torton (six planches de « La Nuit triste » au n° 17 d’octobre 1968), par Florenci Clavé (sept pages pour « Le Major et le gourou » au n° 21 de juin 1969), par Raymond Poïvet (six pages de « La 1re campagne » au même n° 22), par Alexis (six planches du « Galion de Manille » au n° 23 d’octobre 1969), par Jean Vern (six pages pour « Le Jazz de Jones » au n° 33 de décembre 1971) ;sans oublier, évidemment, les pages qui sont signées par Jean-Claude Mézières (les six de « Star à Hollywood » (3) au n° 11 d’octobre 1967) ou, même, par Jijé (« Les Chevaliers teutoniques » au n° 13 d’avril 1968)(5).Cette formation d’homme à « tout écrire » lui sera évidemment bénéfique, même si elle ne suffit guère à le faire vivre convenablement ! Heureusement, il va bientôt décrocher un poste de professeur de journalisme et de communication à l’Université de Bordeaux ; ayant été pris sous l’aile bienveillante du bordelais Robert Escarpit, le billettiste quotidien du Monde, par ailleurs professeur de littérature comparée dans la capitale girondine.
Donc, pendant des années, Pierre Christin va, ainsi, faire cohabiter ses activités de professeur et celles de scénariste… : « Pendant longtemps, pour le public, être scénariste était un peu avoir le second rôle. Mais en ce qui concerne les éditeurs, je ne suis pas tout à fait sûr que cela n’ait jamais été vrai. Même à l’époque des publications hebdomadaires (Pilote, Tintin, Spirou…), ceux qui faisaient tourner la boutique, c’étaient les scénaristes ; donc, dans les milieux professionnels, les scénaristes étaient considérés comme des types censés pisser la copie à toute berzingue parce qu’il y avait urgence ! À l’époque, ce n’était vraiment pas le moment d’avoir des états d’âme : c’est ainsi que j’ai appris le métier. Par exemple, j’ai travaillé avec René Goscinny et, avec lui, j’ai appris à écrire très vite : du bon et du moins bon, mais si possible du drôle et de l’efficace ; donc, je ne crois pas, au fond, que les scénaristes aient été mal considérés par les éditeurs. Qu’ils aient été longtemps payés avec un lance-pierres, oui ; qu’ils aient fini par gagner plus d’argent du fait qu’on passait du système presse au système album, oui ; qu’ils redeviennent à l’heure actuelle un peu mal payés, mais avec cette capacité pour les plus talentueux et les plus actifs de faire plusieurs albums à la fois, de faire un roman pendant qu’ils font une BD, c’est la vie ! Si on ne veut pas pisser la copie, il ne faut pas choisir d’être scénariste : ce n’est pas être maltraité que de dire cela. C’est aimer l’écriture.
Toutefois, il semblerait que certains éditeurs commencent vraiment à faire plus attention aux scénarios, alors qu’à une époque, c’est à peine s’ils les lisaient : il y a une plus grande vigilance accordée au texte, notamment parce que l’extraordinaire inventivité graphique dont a fait preuve l’école de bande dessinée française n’a pas tout à fait été soutenue par une inventivité scénaristique comparable, y compris chez d’excellents auteurs complets dont la capacité de plume n’est pas vraiment à la hauteur de la capacité de dessin. Disons qu’à un moment, il y a eu un emballement graphique de la BD qui n’a pas été tout à fait suivi sur le plan de la narration.
Est-ce dans un réinvestissement de la narration que se trouve l’avenir de la BD ? On dit souvent qu’il y a une crise du scénario, pour le cinéma français aussi d’ailleurs, alors qu’il y a beaucoup plus de scénaristes compétents, connaissant bien le métier, qu’il y a vingt ou trente ans où on les comptait sur les doigts des deux mains ; en revanche, il y a souvent un manque de désir, de volonté pour trouver des sujets forts… Bien sûr, c’est facile à dire… Je pense que dans ma vie, car je ne me leurre pas, j’en ai trouvé un certain nombre, et d’autres dont j’ai pensé qu’ils étaient forts mais qui, avec le recul, ne l’étaient pas tant que ça… On n’est jamais assuré de la réussite… »(2).
(1) À noter que le mensuel dBD a consacré, à notre scénariste, un hors-série de 100 pages (le n° 7H de décembre 2011) intitulé « Pierre Christin, l’homme qui révolutionna la bande dessinée ». Les journalistes Frédérique Pelletier et Christophe Quillien (épaulés par une bibliographie sélective établie par Henri Filippini) ont fort bien retracé sa carrière, au cours de longs et passionnants entretiens. On peut, éventuellement, compléter sa connaissance de l’homme et de son œuvre en parcourant les revues ou ouvrages suivants : Les Cahiers de la BD n° 7, Pilote-Charlie n° 25, Nyarlathotep n° 3, Falatoff n° 30/31, Café noir n° 3, Keseksa n° 1, Rubrica n° 4, L’Année de la BD 1982-83, Spot BD n° 5, La Lettre de Dargaud n° 2, 16, 40, 46, 59, 68, 80, 85 et 96, Bo Doï n°3, 78, 90 et 98, Auracan n° 21, Bédéka n°17, dBD (NF) n° 6, 13, 19, 40, 6H et 58, CaseMate n° 1, 19 et 22, Kaboom n° 9, « À propos de Valérian » par Philippe Wurm, Jean-Pierre Willems et Stéphane Caluwaerts (éditions Á Propos 2006), « Les Années Pilote » par Patrick Gaumer (éditions Dargaud 1996), « Scénario et BD » (éditions Parallaxe 1998), « Ils sont tombés dedans quand ils étaient petits…. » par Paul Roux (éditions Mille îles 1999), « Itinéraires dans l’univers de la bande dessinée » par Michel-Édouard Leclerc (éditions Flammarion 2003) et « Pierre Christin : le grznd rénovateur du récit en bande dessinée » (éditions Caurette 2020).
(2) Tous les propos de Pierre Christin retranscrits ici sont extraits d’une interview réalisée à Angoulême par Gilles Ratier, en 1994, et publiée en partie dans l’ouvrage « Avant la case », dont la deuxième édition (revue, largement complétée et corrigée) est toujours disponible aux éditions Sangam.
(3) Ces histoires complètes (à l’exception du « Rhum du punch ») ont été reprises en noir et blanc dans l’album « Mézi avant Mézières » aux éditions Pepperland, en 1981.
(4) « Le Lac aux émeraudes » (ainsi que « Les Journées de Sélim ») a été réédité dans l’album éponyme paru aux Humanoïdes associés en 1981.(5) Merci à l’érudit Jacques Dutrey et au collectionneur Philippe Queveau qui nous ont ouvert leurs archives et qui nous ont scanné la plupart des documents issus de Total Journal que nous avons le plaisir de vous montrer.
Résumons-nous : de retour en France, après leur séjour aux U.S.A., Pierre Christin et Jean-Claude Mézières assurent la direction éditoriale et graphique du bimestriel publicitaire Total Journal et réalisent divers travaux plus ou moins durables et alimentaires … Si le dessinateur enchaîne toutes sortes de commandes pour le journal Pilote, Pierre Christin continue d’enseigner le journalisme à l’université de Bordeaux !
Ainsi, Jean-Claude Mézières se voit-il proposer, par le rédacteur en chef de Pilote, diverses collaborations qui ne vont, toutefois, guère le satisfaire ; que ça soit celle avec Fred (1), le futur créateur de « Philémon » qui lui impose des scénarios entièrement dessinés (technique narrative qui le gêne beaucoup car il a besoin de plus de liberté au niveau de la composition), celle avec Jean-Marc Reiser (quatre pages intitulées « Pilote propose des solutions pour une meilleure organisation des plages », au n° 404 du 20 juillet 1967), celle avec Jacques Lob (« Une leçon de natation », une planche au n°407 du 10 août 1967) ou même celle avec René Goscinny lui-même : « Quand j’avais ton âge », deux pages au n°415 du 5 octobre 1967.
Il n’est même pas très content de ses propres scénarios de deux pages qu’il illustre lui-même et qui sont publiés en 1967 : « Oh non ! Pas eux ! » (au n°399 du 15 juin), « Comment transporter un château aux USA » (au n°409 du 24 août) et « Les Incorrigibles » (au n°426 du 21 décembre) : c’est vous dire !!! (2)
De son côté, notre jeune professeur (et scénariste dilettante) a encore, quant-à-lui, le désir de raconter des histoires et d’inventer des personnages.
C’est pourquoi il écrit aussi, toujours sous le pseudonyme de Linus, quelques histoires en bandes dessinées, pour divers supports bien oubliés aujourd’hui : Cyclone Junior (le supplément grand format de la revue spécialisée Plein Air Magazine), où il propose « Vol de bétail », un récit de quatre planches en bichromie illustrées par Jijé, dans le n° 12 de Noël 1969 et qui sera repris dans le n° 7 de Hop ! en mars 1976 et dans l’album « Sitting Bull » aux éditions Bédésup en avril 1983, ou encore Extra, un magazine dans le style Best ou Rock & Folk (avec « Poppy Nogood extra pop star », une histoire à suivre illustrée par Jean Vern).
Détail amusant, si Pierre Christin ne se souvient guère de ces différentes histoires réalisées dans sa jeunesse, la seule qui lui rappelle vaguement quelque chose, c’est ce « Poppy Nogood » ! Non pas la bande dessinée, qui fut publiée à partir du n° 29 d’avril 1973 (après une présentation au n° 28 de mars) à raison de quatre planches par mois (3), mais de son petit chat auquel il avait donné ce nom et qui a disparu depuis bien des années…
Par ailleurs, il collabore lui aussi à Pilote, mais plus sporadiquement ; ne serait-ce qu’avec un récit complet de deux planches illustré par Jean Ache : « Un festival pharamineux », au n° 410 du 31 août 1967. (4)
Manifestement, le scénariste n’utilisait pas encore les procédés littéraires et l’exploration de la psychologie des personnages qui feront son succès… : « Quand j’ai commencé, il était assez facile d’innover, parce que tout était à faire. Il y avait d’innombrables genres à explorer, une explosion des styles et un nombre de sujets que la bande dessinée n’avait jamais abordés, soit pour des raisons idéologiques, soit pour des raisons techniques… Je crois que j’ai été l’un des premiers à employer le monologue intérieur, le récit à la deuxième personne, ce qui avait été fait au cinéma ou dans le roman mais n’était pas évident à utiliser en bande dessinée. » (5)
Cependant, Jean-Claude Mézières, qui a un besoin viscéral de créer son propre univers (mais qui ne se sent pas encore de taille pour assumer une histoire longue), connaît bien les possibilités que peut lui offrir son ami Pierre Christin avec lequel il est resté en contact.
Alors que ce dernier est en train de prendre son train pour partir professer à Bordeaux (où il séjourne, alors, trois jours par semaine), il le rattrape quasiment sur le quai de la gare pour lui dire que, vu leur connivence, il fallait absolument qu’ils refassent quelque chose ensemble…
Et pourquoi pas dans Pilote qui, à cette époque, est un véritable vivier qui permet l’éclosion de nombreux dessinateurs et scénaristes ?
D’ailleurs, presque tous les grands auteurs, qui s’affirmeront pendant les années 1980 et les suivantes, vont faire leurs premiers pas dans ce magazine dont la rédaction est donc dirigée par René Goscinny. Aussi, n’est-il guère facile, à nos deux complices, de se mettre en quête d’un projet original pour une série ou pour une aventure de longue haleine. Évidemment, depuis leur séjour aux États-Unis, ils se sentent d’emblée attirés par le western (surtout Mézières qui avait largement pratiqué le métier de cow-boy). Mais le genre est déjà largement et brillamment représenté dans Pilote (ne serait-ce qu’avec la série « Blueberry » de Jean-Michel Charlier et de leur copain Jean Giraud) ;
mais aussi dans Spirou (« Lucky Luke » ou « Jerry Spring »), dans Tintin (« Chick Bill »), dans Vaillant (« Sam Billie Bill » ou « Teddy Ted »), dans les productions de Marijac ou dans les innombrables pockets traduisant, la plupart du temps, des créations italiennes, anglaises ou américaines.
Après avoir pensé à un sujet moyenâgeux, puis à un autre situé au XIXe siècle (dans le style « Arsène Lupin » ou un peu fantastique, dans le genre « Sherlock Holmes »), Pierre Christin suggère, finalement, de s’attaquer à la science-fiction : un genre littéraire qu’ils apprécient tous les deux… D’autant plus que ce thème est encore très peu exploité et que c’est la possibilité de tout imaginer et de tout raconter… Ainsi, vont-ils développer une aventure de « Valérian » que Goscinny accepte, alors qu’il n’est guère un adepte de space opera. Comme Mézières ne se sent toujours pas tout à fait prêt pour se lancer dans un long récit d’anticipation, surtout avec de nombreux décors et objets ultramodernes, le premier épisode (« Valérian contre les mauvais rêves », trente planches publiées du n° 420 du 9 novembre 1967 au n° 434 du 15 février 1968) (6) bifurque, après une ouverture futuriste, vers une sécurisante ambiance médiévale à la « Johan et Pirlouit », en même temps qu’il explore son premier paradoxe spatio-temporel.
Cette fantaisie épique va donc leur permettre de se rôder et, devant les retours positifs du courrier des lecteurs, les deux amis vont se lancer dans un deuxième épisode plus axé science-fiction (« La Cité des eaux mouvantes », publié du n° 455 du 23 juillet 1968 au n°468 du 24 octobre 1968), en projetant notre société dans un avenir proche, en 1986 (référence à « 1984 », le roman de George Orwell) : année où survient un cataclysme véritablement fondateur de la série.
Suivront bien d’autres récits encore moins conventionnels et plus politiques, un peu en réaction aux histoires traditionnelles que leur ami Jean-Michel Charlier (le co-rédacteur en chef du Pilote de l’époque) avait plutôt tendance à imposer dans l’hebdomadaire ; ce qui n’empêchait pas Christin d’avoir toujours eu beaucoup de respect pour ce dernier : « Je ne nie pas que je me suis engagé : les années soixante-dix étaient extrêmement politiques, jusque dans les sujets quotidiens ; alors, il fallait quand même être bête pour se priver d’exploiter cette veine. À l’heure actuelle, mes convictions ne se sont pas assagies, mais le monde a tellement changé qu’il devient caduc de raconter des histoires de cette façon-là, dans une logique d’affrontement politique… C’est également vrai que j’étais, à l’époque où j’ai débuté, fasciné par le balancement Est-Ouest. J’ai à la fois vécu aux U.S.A. et été en Europe de l’Est, cela a dominé toute une partie de mon œuvre, or cette coupure n’a plus lieu d’être maintenant. En revanche, je me suis mis à écrire sur l’Asie, un monde jusqu’alors très éloigné de mes préoccupations, mais qui devient passionnant car on s’aperçoit que c’est là qu’il y a le fric, la vitalité, que visuellement il y a des choses que l’on n’a jamais vues en BD et que l’on a envie de faire découvrir. Je suis donc en train de basculer sur de nouveaux sujets mais ce sont à peine des choix raisonnés : je me laisse porter par l’air du temps… » (7)
À noter que le nom de Valérian vient d’un personnage créé par le couple de romanciers Nathalie et Charles Henneberg, dont le héros principal s’appelait Valéran, prince des ténèbres.
Au décès de son mari, Nathalie (qui, au début, signait Nathalie-Charles Henneberg) a continué sur ses traces, mais a fait de plus en plus intervenir l’imagination plutôt que des éléments de science-fiction. C’est ainsi qu’elle est devenue un précurseur de l’heroic-fantasy française moderne et a nettement influencé notre scénariste… Et ce n’est pas la seule ! Car Pierre Christin était, alors, un gros lecteur de science-fiction…
Côté graphique, Jean-Claude Mézières, quant-à-lui, choisit de s’inspirer très vaguement de la tête d’Hugues Aufray, un chanteur très populaire à l’époque ; mais la représentation du personnage va beaucoup évoluer au fil des épisodes. En ce qui concerne Laureline, les auteurs avaient pensé l’utiliser seulement dans l’épisode moyenâgeux ; mais à la suite de nombreuses lettres de lecteurs et de conseils d’amis qui la considéraient, déjà, plus fine et intelligente que Valérian, ils s’aperçoivent qu’il fallait mieux la garder. Ils charcutèrent alors le scénario en dernière minute, se débrouillant pour que leur héros la ramène dans ses bagages, jusqu’à Galaxity ; ouvrant ainsi la voie à une représentation féminine toute nouvelle en bande dessinée : celle d’une jeune femme active et passablement impertinente !
À propos de scénarios, comment, techniquement, Pierre Christin les présente-t-il ? Page par page ou envoie-t-il la totalité à ses collaborateurs, d’un coup ? : « J’utilise ces deux méthodes en même temps : je fais un découpage page par page et, en général, un synopsis qui, parfois, peut être très important si c’est un travail supposant un long processus d’accumulation. Faire de longs synopsis ne me demande pas plus d’efforts, même parfois moins, que d’en écrire de courts. Par exemple, pour « Partie de chasse » avec Enki Bilal, j’ai réalisé de nombreux reportages, enquêtes, interviews, voyages dans les pays de l’Est, sur la base d’une importante documentation historique. Ce qui fait qu’avant la bande dessinée, j’ai pratiquement écrit l’équivalent d’un petit roman. A contrario, sur « Valérian » qui est une série, il m’arrive de faire des synopsis très denses, mais de deux feuillets et demi seulement. Cela dépend aussi du degré d’intimité que j’ai avec le dessinateur : avec des vieux complices comme Jean-Claude je fais des choses très brèves, car nous savons très bien comment fonctionner. Pour des jeunes ou des dessinateurs avec lesquels je n’ai jamais travaillé, j’ai tendance à faire un synopsis un peu plus développé afin qu’ils puissent intervenir, discuter en amont ou me faire des suggestions.
Ensuite, quand on est d’accord là-dessus, je commence à rédiger le scénario proprement dit que je réalise donc page par page, case par case. C’est extrêmement découpé et de façon assez précise, même si je laisse beaucoup de latitude à mes dessinateurs pour réorganiser dans le détail, après coup. J’ai alors tendance à faire une première livraison d’une dizaine ou d’une quinzaine de pages, afin que le dessinateur et moi-même puissions réaliser une sorte de casting, voir si les personnages fonctionnent bien, quelle est l’importance de leur rôle, etc. Quand on a pris le rythme de ces dix premières planches, qui sont souvent les plus difficiles, les plus délicates à mettre en œuvre, je livre la fin de l’histoire d’un seul bloc. Tout ça peut à l’occasion supposer des modifications selon le type d’histoire : la nécessité d’aller faire des repérages ou d’apporter des compléments de dialogues peut, par exemple, se faire sentir… » (7)
À partir de 1970, Pierre Christin commence à amplifier ses collaborations, sans pour autant délaisser « Valérian » qu’il poursuit, avec brio, en compagnie de Jean-Claude Mézières. C’est d’ailleurs ce dernier qui lui amène un nouveau dessinateur : Claude Auclair, lequel venait de publier, dans le n° 537 (du 19/02/1970) de Pilote, un premier épisode de « Jason Muller » co-écrit avec Jean Giraud, son mentor de l’époque. Mais l’entente, avec celui qu’Auclair considérait comme son maître, n‘ira pourtant pas au-delà de ces huit planches…
Toujours sous le pseudonyme de Linus, notre scénariste en herbe lui écrit alors « Le Dieu » : une deuxième aventure post-atomique de huit pages, avec ce héros, publiée dans Pilote, au n° 558 du 15 juillet 1970.
Même si, pendant cette période, Christin est l’un des rares scénaristes (avec Jacques Lob) avec qui le futur créateur de la série « Simon du fleuve » peut travailler facilement, ce dessinateur va terminer seul la saga, avec deux ultimes récits de neuf planches chacun, en 1972. Ces quatre récits seront au sommaire de « Jason Muller », album broché et en noir et blanc publié aux Humanoïdes associés, en octobre 1975.
Même si, pour l’instant, Pierre Christin ne compte pas sur le métier (encore totalement en gestation) de scénariste pour vivre, il prend goût à cette forme d’écriture et commence donc à se diversifier ; d’autant plus qu’il ne souhaite pas être catalogué, uniquement, comme auteur de science-fiction. Fréquentant le milieu du jazz en tant que musicien amateur, il rencontre le saxophoniste havrais Jean Vern, lequel a des velléités graphiques. Cet ancien des Arts Déco de Paris joue déjà avec les plus fameux jazzmen de la scène internationale et réalise nombre de pochettes de disques pour le label Blue Note. Christin fait d’abord travailler ce discret dessinateur, au style très pop’art en vogue en ces débuts des années 70, dans les derniers numéros de Total Journal (voir ci-dessus la première partie de ce « Coin du patrimoine »).
Puis, il réussit à l’imposer à Goscinny dans Pilote : d’abord avec les huit pages d’« Underground » publiées au n° 624 du 21 octobre 1971, puis avec les 33 pages de « Music Power contre Machine Gang ». Cette bande quelque peu subversive, où Christin réunit ses préoccupations et passions de l’époque (soit la musique, le jazz plus précisément, et la politique) est malheureusement interrompue quelque temps par la maladie du dessinateur et est publiée en deux parties : du n° 682 du 30 novembre 1972 au n° 687 du 4 janvier 1973 et du n° 710 au n° 712 des 14 et 28 juin 1973, le tout étant compilé, avec un « Remake » en 12 planches, dans l’album « Sixties Nostalgia », chez Dargaud, en 1983.
Ensemble, ils réaliseront bien d’autres histoires courtes pour Pilote (les huit planches d’« Overdose » au n° 754 du 18 avril 1974, les dix de « Retro blues » au n° 16 de la version mensuelle en septembre 1975 et de « Carnets d’un anthropologue frappé de folie » au n° 21 de février 1976, les cinq de « L’Ami des bêtes » au n° 32 de janvier 1977 et les huit de « Une histoire naturelle » au n° 37bis de juin 1977, lesquelles sont réunies, avec « Underground », dans l’album « En douce, le bonheur », chez Dargaud, en 1978) ; et même trois albums publiés directement aux éditions Dargaud : « La Maison du temps qui passe » en 1985, « Le Mycologue et le caïman » en 1989 et « Morts sous la Tamise » en 1993 (sans oublier deux pages pour le collectif « Paris sera toujours Paris (?) », pré-publiées dans Pilote au n° 78 de 1980), le scénariste privilégiant toujours une proche collaboration avec ses dessinateurs !
Mais apprécie-t-il aussi le fait que ces derniers interviennent sur ses scénarios ? : « Cela dépend, j’ai travaillé avec des gens complètement différents. Certains interviennent fort peu, voire pas du tout. Le prototype en est, et cela surprendra peut-être, Enki Bilal. D’autres comme Jean-Claude Mézières interviennent énormément. Ce sont des espèces de processus psychanalysants : pour avancer dans son propre dessin, Mézières a besoin de patouiller littéralement dans mon scénario ; comme par hasard, ce que j’écris pour lui ne colle jamais vraiment. Personnellement je pense qu’il faut être très souple : le scénario n’est pas du tout un objet intangible. Quand on est scénariste, il faut être d’une grande modestie : je ne vois pas du tout pourquoi les meilleurs scénaristes de cinéma accepteraient qu’on retouche de façon drastique leur texte alors qu’en BD, où de surcroît les remaniements ne coûtent rien, on dirait : “Touche pas à mon scénario !”. Je trouve vraiment que c’est une attitude très faible et qui va à l’encontre de la règle d’or que je me suis donné : “le scénario au service du dessin” ! Le meilleur des scénarios n’est qu’un torchon de papier tant qu’il n’est pas dessiné. Il ne faut donc pas confondre la partie avec le tout. De la même façon, si j’avais été librettiste d’opéra, je dirais que le livret c’est très important mais que ce qui compte, c’est que les chanteurs puissent le chanter. Donc, cela ne sert à rien de s’accrocher à des choses auxquelles on tient si le rendu final n’est pas supérieur à la partie fragmentaire. Je suis partisan de négocier, mais attention, il ne faut pas se tromper, il faut négocier au bon moment : il faut négocier avant, éventuellement un petit peu pendant, mais il y a un moment où il faut dire “stop” ! Tripoter les dialogues ou changer le découpage sur lequel on s’est mis d’accord, là je dis “non” ! Je suis ouvert à toutes les discussions pendant très longtemps mais certainement pas à des interventions de dernière minute parce que, généralement, on en paye le prix, c’est-à-dire une déstructuration de l’intrigue. » (7) Par ailleurs, notre scénariste se met aussi à réfléchir sur les possibilités offertes par le fantastique : un autre genre littéraire qui, lui semble-t-il, n’a pas encore trouvé sa transposition adéquate en bande dessinée. Il se met alors à imaginer un fantastique contemporain qui se concrétise avec « Rumeurs sur le Rouergue ». Pour illustrer cette première « Légendes d’aujourd’hui », qui mélange allègrement le folklore traditionnel des contes de la veillée de sa nouvelle région d’adoption et la modernité d’une France qui commence à être ravagée par les multinationales, il pense d’abord à Claude Auclair. René Goscinny lui suggère plutôt Jacques Tardi qui a envie de réaliser une histoire longue : en effet, ce dernier n’en était, alors, qu’à illustrer de courts récits en huit pages (voir le « Coin du patrimoine » que nous avons consacré à ce grand dessinateur). Tardi s’attelle alors à la tâche et les quarante-quatre planches couleur de cette première longue histoire post-soixante-huitarde sont publiées en 1972, du n° 637 (du 20 janvier) au n° 658 (du 15 juin) de Pilote ; mais la collaboration ne dure pas, même si cette histoire conserve, aujourd’hui encore, une aura sociale et politique qui en inspirera beaucoup d’autres ! Tardi, relativement peu à l’aise dans la fiction politique contemporaine, illustre fidèlement le scénario, en suivant les indications précises de Christin… L’album, broché en noir et blanc, ne paraîtra qu’en 1976, chez Futuropolis. Notons aussi que depuis qu’il s’est mis à signer de son vrai nom ses scénarios, Pierre Christin utilise, évidemment, de plus en plus rarement le pseudonyme de Linus (qu’il va d’ailleurs abandonner définitivement en 1978) : surtout depuis qu’il a repris, en 1975, le concept des « Légendes d’Aujourd’hui », lesquelles sont désormais illustrées par Enki Bilal ! Pour l’anecdote, il faut quand même savoir que seul un extrait de neuf planches du premier récit, « La Croisière des oubliés », sera présenté dans le n° 11 de la nouvelle version de Pilote devenu mensuel ; alors que la série des « Légendes d’Aujourd’hui » fera date dans l’histoire du 9e art et même dans l’histoire tout court, l’épisode « Partie de chasse » préfigurant, par exemple, la fin du système soviétique… Dix ans avant son écroulement !
Ses derniers écrits signés Linus seront pour l’élégant dessinateur Patrice Lesueur, avec lequel il concoctera quelques histoires écolos (parmi les premières du genre)qui seront publiées dans Pilote, entre 1976 et 1978, et reprises dans l’album « En attendant le printemps », aux éditions Dargaud, en 1978. Par la suite, le scénariste continuera systématiquement à renouveler les thèmes abordés et travaillera avec bien d’autres grands dessinateurs comme Annie Goetzinger (de « La Demoiselle de la légion d’honneur » en 1979, dans Pilote, à la série « L’Agence Hardy », en albums Dargaud, depuis 2001, en passant par de nombreux autres petits bijoux comme « La Diva et le Kriegsspiel » en 1981, « La Voyageuse de petite ceinture » en 1984, « Charlotte et Nancy sont très mode » en 1987, « Le Tango du disparu » en 1989, « La Sultane blanche » en 1996, « Paquebot » en 1999…), François Boucq (« Les Leçons du professeur Bourremou » en 1980, dans Fluide Glacial), Daniel Ceppi (« La Nuit des clandestins » en1992, aux Humanoïdes Associés), Max Cabanes (« L’Homme qui a fait le tour du monde » en 1994, chez Dargaud), Alain Mounier (« Mourir au paradis » en 2005, chez Dargaud), André Juillard (« Léna » en 2006, 2009 et 2020, chez Dargaud)…
Sans pour autant dédaigner lancer de jeunes talents comme ce fut le cas avec Bernard Puchulu (« La Boîte morte, le vengeur et son double » en 1984 et « La Jeune copte, le diamantaire et son boustrophédon » en 1988, dans Pilote), Jacques-Henri Tournadre (« Le Cercle magique » en 1985, dans Pilote, et « L’Œil du maître » en 1990, aux Humanoïdes Associés), Philippe Aymond, Hugues Labiano et Philippe Chapelle (la série « Canal Choc » en 1990, aux Humanoïdes Associés), puis « Les Voleurs de ville » en 1997 et la série « 4×4 » de 1997 à 2000, chez Dargaud, et « Est/Ouest », chez Dupuis en 2018, pour le seul Philippe Aymond, Sébastien Verdier (« Images mirages » en 2004, dans la nouvelle version de Pif Gadget, et une biographie de George Orwell (Dargaud, 2019), Yves Lecossois et Luc Brahy (le tome 3 de la série « Destins » imaginée par Frank Giroud, en 2010 chez Glénat), Olivier Balez (« Sous le ciel d’Atacama » en 2010, chez Casterman), Virginie Augustin (écrivant lui-même un album de la collection Valérian vu par, chez Dargaud en 2022), Jean-Michel Arroyo « Pigalle, 1950 », chez Dupuis en 2022)…
Au milieu des années 1970, Pierre Christin commencera aussi à publier des nouvelles (notamment dans la revue Fiction), puis bientôt des romans (« ZAC [Zone d'aménagement concerté] » en 1981, « Rendez-vous en ville » en 1992, « L’Or du zinc » en 1998, « Petits crimes contre les humanités » en 2006…), tout en travaillant également pour la presse, le cinéma et le théâtre. Grand voyageur (il fera deux tours du monde, l’un par l’hémisphère nord et les mégapoles, l’autre par l’hémisphère sud et les grands déserts), il n’hésite pas à développer son intérêt pour la géopolitique dans ses divers écrits, notamment dans ses bandes dessinées réalisées récemment avec André Juillard, mais aussi dans des livres illustrés, comme ceux publiés dans la collection « Les Correspondances de Pierre Christin », aux éditions Dargaud.
Ses textes y ont été mis en images par la plupart de ses habituels complices (et quelques autres comme Jacques Ferrandez, Jean-C. Denis, Alexis Lemoine, Patrick Lesueur, Enki Bilal…), principaux témoins de sa carrière, certes bien remplie, mais aussi de son désir d’aller toujours de l’avant, sans trop se retourner sur son passé (à l’inverse de ce que nous venons de faire dans ces deux articles) : « Mes seuls regrets sont d’avoir raté certains albums, mais c’est une réaction que j’ai a posteriori, en les re-feuilletant ; ce que je me garde d’ailleurs de faire en général. Il y a, en revanche, des albums dont je n’étais pas forcément content lors de leur sortie et qui s’avèrent réussis. C’est le cas de « Partie de chasse », dont je ne pense pas que ce soit mon meilleur album du point de vue scénaristique, mais qui reste un succès non démenti encore aujourd’hui. Donc, des regrets sur des histoires que je n’ai pas tellement réussies, sur des dessinateurs que je n’ai pas toujours bien servis, mais pas sur les choix que j’ai faits ! » (7)
Insatiable, il avait aussi écrit récemment, avec l’aide de la jeune scénariste Stella Lory, un scénario intitulé « L’Île des riches » : un one-shot mettant en scène un pseudo paradis situé sur une île isolée sur laquelle vivent des ultras riches décidés à se mettre à l’abri d’un monde en déliquescence… Les éditions Dargaud lui ont proposé le dessinateur Titwane qui travaille actuellement sur cet album prévu en 2026. Toujours chez cet éditeur, d’après le communiqué de presse envoyé annonçant son décès, il a signé cette année un projet avec la scénariste Loo Hui Phang : encore un récit d’anticipation, lequel sera l’ultime album signé Christin.
Gilles RATIER
(1) Il s’agit de « La Vengeance du pharaon », une histoire en trois planches parue dans le n° 388 du 30 mars 1967, des 28 pages bicolores de « L’Extraordinaire et Troublante Aventure de Mr Auguste Faust » publiées du n° 390 du 13 avril au n° 403 du 13 juillet 1967, des trois de « La Méprise » au n° 400 du 22 juin 1967 et des deux d’« Un jeu pour passer le temps (quand il pleut) » au n° 402 du 6 juillet 1967) ; les deux premières histoires ayant été reprises, en noir et blanc, dans l’album « Mézi avant Mézières » aux éditions Pepperland, en 1981.
(2) Par la suite, en bandes dessinées, Jean-Claude Mézières va, pratiquement, se consacrer uniquement à « Valérian » ! On notera, quand même, quelques pages éparses qu’il dessine sporadiquement pour les « Actualités » de Pilote dont « La Télévision pop scolaire » (deux planches scénarisées par Pierre Christin qui signe encore Linus, au n° 442 du 11 avril 1968)…
(3) Du moins si on en croit Louis Cance (qui n’en a, lui non plus, gardé aucune trace) dans sa précise bibliographie de Linus qu’il a établie pour le n°7 de Schtroumpf : les cahiers de la bande dessinée (troisième trimestre 1973). Si l’un de nos lecteurs peut nous fournir plus de détails (et un extrait) de ce chaînon manquant, nous les mettrons aussitôt en ligne pour compléter, à bon escient, notre article : merci d’avance !
(4) Un grand merci à Michel Vandenbergh, lequel nous a fourni de nombreux scans des planches de jeunesse de Pierre Christin parues dans Pilote !
(5) Extraits d’une interview publiée dans le fanzine Café Noir (au n°3), où Pierre Christin s’explique sur ses débuts à Pilote.
(6) « Valérian contre les mauvais rêves » ne sera publié en album que fort tardivement. Outre une publication pirate en nuances de gris en 1981, limitée à deux cents exemplaires (aux éditions Ratdaud : ah, ah, ah !!!), il faudra attendre 1983 pour que cet épisode soit enfin proposé à un plus large public dans l’ouvrage « Mézières et Christin avec… », publié par Dargaud. Le même éditeur en fera plus tard, en 2000, le tome 0 de la série (repris dans le tome 1 de l’intégrale actuelle, en 2007). « Les Mauvais Rêves » figuraient, auparavant, dans le volume 1 d’une première intégrale, abandonnée après deux volumes, dans leur collection Omnibus (en 1986). Ceci explique que, pour toute une génération de lecteurs qui n’ont découvert « Valérian » qu’en librairie, le premier opus de la série était « La Cité des aux mouvantes » (dont la première édition en album aux éditions Dargaud remonte à 1970) !
(7) Les propos de Pierre Christin, retranscrits ici, sont extraits d’une interview réalisée à Angoulême par Gilles Ratier, en 1994, et publiée en partie dans l’ouvrage « Avant la case », dont la deuxième édition (revue, largement complétée et corrigée) est toujours disponible aux éditions Sangam.
Superbe dossier! Merci pour ce bel hommage à cet immense scénariste!
Oui !
Extraordinaire dossier qui fait remonter la nostalgie au plus haut.
Les hauteurs que Christin avait offertes à tous ses lecteurs par ses scénarios qui ont formé plusieurs générations d’admirateurs éclairés par les enjeux d’humanisme et de géopolitique qu’ils délivraient.
Et dans le cas de Valérian avec l’humour en plus !
Toutes mes pensées les plus émues vont à sa famille.