« Revoir Comanche » : d’Hermann à Romain Renard, l’Ouest au cœur du temps…

Qui est donc ce Cole Hupp, que la bibliothécaire Vivienne, enceinte, vient littéralement déterrer de son antre boisé californien ? Porteuse d’inquiétantes nouvelles, la jeune femme espère en réalité ranimer les souvenirs d’un certain Red Dust, à l’heure où le ranch Triple Six ne répond plus… Renvoyant à « Comanche », série western emblématique jadis créée par Greg et Hermann dans Tintin, Romain Renard s’aventure entre modernité et lois du genre. Un one shot qui joue savamment des concepts de reprise et d’hommage, tout en replaçant sa mythologie héroïque, crépusculaire, mélancolique et ironique – façon Eastwood ou frères Coen -, d’une époque à l’autre…

Red Dust, dessiné par Hermann en 2004 (couverture pour l'intégrale « Comanche » T1, Le Lombard).

Que les amateurs de westerns BD au trait réaliste oublient « Jerry Spring », « Blueberry » ou « Durango » ! Car, qui n’a jamais lu la série « Comanche » passe certainement à côté d’un des chefs-d’œuvre absolu du genre (voir ce précédent dossier)… Présentée pour la première fois dans le 50e numéro du journal Tintin le 16 décembre 1969, la série démarra de manière assez discrète avec un récit court en huit planches (« Red Dust »), focalisé sur un éternel as de la gâchette un rien solitaire, mais qui permettait néanmoins à Greg et Hermann de montrer toute l’étendue de leurs talents. Avec un challenge élevé : faire au moins aussi bien, sinon mieux, que Jijé, Jean-Michel Charlier et Gir/Jean Giraud avec leurs propres héros. Une diligence et son cocher sidéré (Sid Bullock), un duel (rapidement réglé) contre le tueur à gages Wally Hondo, la découverte – par lettre interposée – du ranch Triple Six et de sa propriétaire (la bien nommée Comanche), la ville de Greenstone Falls (réduite à sa rue principale et son saloon), quelques solides ennemis (« l’homme de loi » Cathrell et Kentucky) : voici l’ensemble des éléments qui allaient donc introduire un univers durable, certains mystères et inconnus étant volontairement à éclaircir dans les récits suivants. Bien que toujours pilotée scénaristiquement par Greg jusqu’à son terme, « Comanche » allait définitivement asseoir Hermann (déjà à l’œuvre sur « Bernard Prince », « Jugurtha » et les illustrations du roman « Dylan Stark ») parmi les plus grands auteurs de sa génération, et sans doute l’un des plus aptes à intégrer le cercle restreint des maîtres du 9e art.

La civilisation : p. 21, extraite de « Comanche T10 : Le Corps d'Algernon Brown » (Lombard, 1983).

Après plusieurs albums (et planches…) d’anthologie, Greg et Hermann placèrent l’impact de la civilisation industrielle et la fin de la grande époque du Far West comme thèmes centraux de leurs trois derniers albums (« Les Shérifs », « Et le Diable hurla de joie… » et « Le Corps d’Algernon Brown », parus au Lombard de 1980 à 1983). Comprenant qu’Hermann avait opté pour des projets plus personnels (un certain « Jeremiah » apparait en 1978…), Greg tenta malgré tout de convaincre son dessinateur fétiche de poursuivre la série, notamment en lui envoyant le scénario des premières planches d’une nouvelle aventure. En vain, puisque Hermann les lut à peine, préférant signer à l’époque un document autorisant la reprise par un autre dessinateur ! Le grand retour de « Comanche » ne s’effectua en définitive qu’assez tardivement, en 1990, lorsque Greg scénarisa « Les Fauves » : 11e tome dessiné par Michel Rouge. Greg poursuivit l’aventure sur les pistes de l’Ouest avec trois autres titres jusqu’en 1997 (avant son décès en 1999), cédant la place à Rodolphe pour un ultime « Red Dust Express », paru chez Dargaud en 2002. Pour être complet, précisons qu’Hermann avait aussi contribué à la série « Comanche » par le biais de récits courts, publiés dans les numéros thématiques spéciaux de Tintin : citons ici les deux derniers, « Manque de respect » (Tintin spécial n° 17 en juin 1982) et « Rose mariage » (Tintin spécial n° 17 en juin 1982), constitués chacun d’une planche humoristique, qui furent rassemblés en avril 1998 par les éditions Ligne d’ombre (puis en novembre 2003 sous le label Erko) dans un hors-série intitulé « Le Prisonnier », sous une couverture originale d’Hermann. Depuis, la silhouette féminine de « Comanche », les coups rendus par Red Dust, les aléas du ranch Triple Six, les bougonneries du vieux contremaître Ten Gallons, les crimes de Russ Dobbs et les contreforts du Wyoming n’avaient jamais vraiment cessé d’hanter ou d’inspirer les actuels auteurs de néo-western, le genre ayant notablement retrouvé de la vigueur en librairie depuis quelques années. Pour sa part, Hermann retourna au western (et parfois dans les grandes plaines et montagnes du Wyoming !) de manière différenciée, entre hommage et réinvention, que ce soit en solo (« On a tué Wild Bill » en 1999) ou en compagnie de son fils, Yves H. (« Sans pardon » en 2015 ; les sept tomes de « Duke » entre 2017 et 2023).

Planche n° 8 pour « Comanche T7 : Le Doigt du diable » (Lombard, 1977).

Conçue comme une série réaliste, « Comanche » montre des personnages qui évoluent et se modifient, physiquement ou psychologiquement, même si ce dernier point n’est pas le plus développé dans les scénarios de Greg. Tous ces fiers caractères agissent au sein d’un monde sauvage déclinant et bientôt absorbé par sa propre mythologie, selon le sens premier donné au chef-d’œuvre de Leone en 1968 (« Il était une fois dans l’Ouest »). Un univers à la « Frontière »enfin délimitée, qui cède peu à peu la place à la modernité, au chemin de fer, à l’industrialisation et à la ville. Rappelons que si le « Territoire du Wyoming » (appellation du 25 juillet 1868) – sur lequel se déroule une large partie de la série – ne fut intégré dans l’Union qu’assez tardivement (le 10 juillet 1890), il fut à l’inverse pionnier en étant le premier État à accorder le droit de vote aux femmes (dès 1869) et à accueillir la création d’un parc national (celui de Yellowstone, le 1er mars 1872).

Déjà reparue en intégrale et en noir et blanc chez Niffle en deux volumes en 2017, « Comanche » bénéficia d’un retour inattendu en 2023, lors de l’anniversaire des 77 ans du journal Tintin. Dans le numéro spécial, riche de 400 pages, édité par Le Lombard pour l’occasion (voir plus loin, concernant la participation de Romain Renard), les lecteurs purent découvrir le récit court « Mad Dog » (dix planches), dans lequel Hermann et Yves H. retrouvaient brièvement le personnage emblématique du héros, tout en révélant les événements survenus avant la toute première planche du bien nommé « Red Dust ». Pour l’anecdote, cette réalisation comporte quelques variantes avec « Le Prisonnier » : autre récit court (paru en mars 1972) se greffant avant que Dust ne monte dans la diligence de Greenstone Falls… mais histoire alors totalement oubliée des auteurs !

Extrait et couverture de « Le Prisonnier » (Le Lombard 1972 et Ligne d'ombre 1998).

Comme le précise Romain Renard pour BDzoom.com, la genèse de cet ouvrage débuta lors d’un repas au festival d’Angoulême. Gauthier Van Meerbeek, directeur éditorial au Lombard, et Élise Harou, son éditrice, lui proposèrent de réaliser un hommage à l’un des personnages iconique du journal Tintin pour le mook anniversaire des 77 ans du périodique…  mais laissons la parole à Romain Renard :

Planches 3 et 4 (Lombard 2024).

« Le mot « Comanche » est lâché sur la table et, très vite, une histoire commence à poindre… Mais, au fil du repas, je me rends compte qu’il y a tellement de choses, tellement de points que j’ai envie d’aborder, que le format d’un récit court risquerait d’être un peu frustrant. Aussi, je propose à Élise et Gauthier de rendre cet hommage sur une pagination un peu plus conséquente et d’en faire un livre. Six mois plus tard, je revenais vers eux avec une première version de scénario découpée en une centaine de planches. Le scénario leur a beaucoup plu et je me suis lancé dans sa réalisation. Au fur et à mesure que j’avançais, la pagination augmentait. Je suis habitué à de fortes paginations avec ma série « Melvile ». Le dernier avait atteint les 400 pages. Une folie que je n’avais plus envie d’entreprendre… J’avais néanmoins hâte que ce livre existe ; j’ai dû faire des choix, me concentrer sur ce que je voulais réellement raconter avec cette histoire. L’idée n’était pas de faire une suite des aventures de Red Dust et Comanche, le livre ne s’inscrivant pas dans la suite du corpus réalisé par Hermann et Greg. Ce qui m’importait, c’était de raconter comment un homme devenu un légende de l’Ouest voit la fin de ses jours s’annoncer dans un monde qu’il ne reconnaît plus. Son monde, celui qu’il a connu, qu’il a parcouru n’existe plus. Il ne reste que quelques traces et surtout des souvenirs. Son monde ancien s’est vitrifié derrière une vitrine de musée. Il est devenu un fantasme, une fiction qui est projetée sur des écrans de cinéma ou dans des pages de bandes dessinées. C’est le regard de cet homme constatant tout cela que je voulais décrire. « Revoir Comanche » est un road trip à rebours vers le passé de Red Dust. Il est accompagné de Vivienne, une jeune femme enceinte qui lui sert de chauffeur, car dans ce monde transformé, plus personne ne traverse un pays à cheval. Vivienne sera le révélateur des plus sombres et anciens secrets de Red Dust. Le vieux Red charrie avec lui une foule de fantômes et certains ont la dent dure avec lui. Ce sont les hommes qu’il a tués et, nous le savons, dans les aventures de la série « Comanche », il ne s’est pas fait prier pour appuyer sur la gâchette. L’un d’entre eux, le plus terrible, reviendra souvent hanter ses pensées. Un homme que Red a abattu de sang froid, alors que ce dernier le suppliait, désarmé. Dans cette relation avec Vivienne, Red partagera aussi son plus grand regret. Avoir tourné le dos au ranch Triple 6 et à la personne la plus importante à ses yeux : Comanche. Ce voyage est l’occasion de solder ses compte avec son passé. Mais en aura-t-il encore le temps ? »

Planche 7 (Lombard 2024).

Côté inspiration, « Revoir Comanche » puise dans les westerns des années 1930-1950 (films de John Ford, Otto Preminger, Raoul Walsh ou Fred Zimmerman). « Big Trail » (« La Piste des Géants », par Raoul Walsh (1930), où John Wayne inaugure sa fonction de premier rôle), explicitement cité, permet à Vivienne d’initier Red Dust au cinéma tout en lui faisant prendre conscience que son univers est devenu une fiction. Il remet également en perspectives la photographie (Walker Evans et Dorothéa Lange, comme l’esthétique du cinéma des années 1940, ont guidé le choix de réaliser l’album en noir et blanc) et la littérature, avec John Steinbeck (« Les Raisins de la colère), William Faulkner (pour son exploration de territoires hantés par le mal), Cormac McCarthy (pour son héroïsme gothique des grandes plaines) et Jim Harrison (pour sa mystique et sa poésie)… Le visage d’un Red Dust vieillissant est du reste calqué sur celui de Jim Harrison, buriné comme un paysage des Rocheuses.

Quelques sources d'inspiration : affiche pour « The Big Trail » (« La Piste des géants », Raoul Walsh 1930), photo de Walker Evans et portrait de Jim Harrison.

Avec le présent « Revoir Comanche », somptueux one shot de 152 pages, c’est au tour de Romain Renard de rendre hommage à cette série culte, tout en jouant avec les codes et le traitement réaliste initial. Le Wyoming rural du XIXsiècle y cède la place à la Californie et aux enjeux (l’exploitation du pétrole au Wyoming) du siècle suivant, tandis que la curieuse bibliothécaire Vivienne s’empare de la trame narrative pour dépoussiérer le mythe : réfugié sous le faux nom de Cole Hupp (Huppen, référence au patronyme d’Hermann) et attendant la fin, le légendaire Red Dust est-il encore capable de reprendre la route de son passé, alors que le ranch Triple Six ne répond plus ? Voyage et itinérance, fantômes, amours, pertes, souvenirs et regrets ; au bout du chemin, celle qu’il n’a jamais pu oublier sera-t-elle encore là ? Dans l’ombre du film de Clint Eastwood, « Impitoyable » (1992), le western n’est-il pas déjà devenu un mythe, entrainant ses derniers acteurs vers d’autres narratifs ? Privilégiant le noir et les dégradés de gris au sépia, l’auteur de « Melvile » (trois tomes au Lombard, 2013-2022) s’immisce dans l’intime et la mémoire des caractères. Une histoire à rebours, où abondent les reflets, mises en abymes, conséquences et perspectives. Une modernité psychologique déjà à l’œuvre dans la série « Comanche », sorte de pas-de-côté au procédé pour ainsi dire « tout action » induit jusqu’aux années 1970-1980 par le genre westernien (voir, côté cinéma, les propositions identiques formulées dès la fin des années 1960 par « « Butch Cassidy et Le Kid », « Little Big Man » ou « Jeremiah Johnson »). Au-delà de l’idée d’une simple reprise, prolongeant la réflexion autour de la violence et des sanglants règlements de compte familiaux, l’album semble surtout adopter la citation ironique du romancier québécois Jean-Yves Soucy (1945-2017) : « On n’a pas besoin de comprendre les hommages, tout est dans le ton. »

Photogramme des « Raisins de la colère » (John Ford, 1940).

Illustration pour la pochette du vinyle de « Revoir Comanche ».

Précisons enfin que, depuis « Melvile », Romain Renard attache une importance particulière à la bande originale de chacun de ses albums (voir www.melvile.com). Pour « Revoir Comanche », la musique est un prolongement à la lecture. Trois morceaux ont ainsi été gravés sur vinyle, et également rendus disponibles sur toutes les plateformes de téléchargements et de streaming (voir le site).

Philippe TOMBLAINE

« Revoir Comanche » par Romain Renard

Éditions du Lombard (22,50 €) – EAN : 978-2808211772

Parution 11 octobre 2024

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