Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...Jean-Paul (Belmondo) Ier : action !
Bien des livres sur Belmondo sont parus, ainsi que son autobiographie, mais il s’agit de la première bande dessinée consacrée au comédien, après quelques albums sur d’autres artistes de cinéma. Venant juste après la génération des Gabin, de Funès ou Ventura, Jean-Paul Belmondo avait lui aussi un statut à part auprès du public, ce qui explique ce délai aussi court entre son décès et la parution de ce livre. Imposant (grand format, forte pagination équivalant à deux albums), ce livre se remarque déjà par son allure. Ouvert, il prend le temps de développer de nombreux épisodes de cette vie mouvementée. Car celle-ci est un roman, on le découvre avec surprise et amusement, parfois avec tristesse, mais toujours dans la tendresse et l’humanité. Un beau livre — à retrouver sous le sapin ? — qui permet de garder le souvenir de l’acteur et la trace de la reconnaissance du public… Son scénariste, Laurent-Frédéric Bollée, a accepté de répondre à nos quelques questions sur ce beau projet. Grand merci à lui.
Après le grand succès du « Professionnel » (1981), l’acteur entre dans l’atelier de son père, Paul Belmondo, sculpteur reconnu. Il lui propose qu’il réalise enfin un buste de lui, ce qu’il n’a pas fait depuis qu’il était enfant. C’est l’occasion de parler plus intimement avec son père, qu’il voyait peu. Ils évoquent ensemble la jeunesse de Jean-Paul, les débuts difficiles, les rêves, le théâtre, puis les premiers films, les premiers succès… Comme on le devine, il a eu très tôt le goût de jouer la comédie : une façon de s’amuser — même hors scène — en faisant des blagues impossibles de nos jours sans plainte ou dénonciation ; quelques-unes sont montrées, et elles valent le détour !
Jean-Paul commence sa carrière par le théâtre : Molière, avec Michel Galabru, mais très vite, le cinéma l’appelle. En effet, pour « À bout de souffle », Jean-Luc Godard lui donne son tout premier rôle, après l’avoir engagé dans un court-métrage. La rencontre, puis le tournage, avec cet iconoclaste du cinéma sont finement et savoureusement abordés ou développés, et s’achèvent sur « Pierrot le fou ». L’album revient plus tard sur les débuts : « Les Copains du dimanche » (son tout premier film) et « Sois belle et tais-toi », où il croise Alain Delon débutant comme lui ! L’autre grand metteur en scène qui a marqué ses débuts, c’est Jean-Pierre Melville : le méticuleux, génial, mais autoritaire réalisateur, jusqu’à l’outrance, jusqu’à la caricature de lui-même. « Le Doulos » n’est que rapidement évoqué au profit de « Léon Morin prêtre ». Sur « L’Aîné des Ferchaux », Melville déclenchera la colère (méritée) de Belmondo : une anecdote célèbre chez les cinéphiles. Il aura pourtant tourné trois films avec Melville, comme Delon…Â
On ne peut citer tous les épisodes, tous les films (l’album ne le tente pas, car c’est impossible, même en 190 pages), mais les films-phares sont évoqués : « Un singe en hiver » — avec Gabin —, trop brièvement « Peur sur la ville » d’Henri Verneuil, « Borsalino »— avec Delon, « Le Professionnel »… Même si le récit s’arrête à 1981, l’acteur imagine ses projets pour les cinq ou dix années suivantes, ce qui permet de visualiser d’autres sommets, comme le retour au théâtre ou le très beau film de Claude Lelouch « Itinéraire d’un enfant gâté » (une définition de Belmondo ?!). Le tout est intelligemment entrecoupé de réflexions formulées par l’acteur — l’individu plus que la star —, lequel commente à voix haute et dialogue avec son père.
Après les albums très intéressants de la collection 9 ½ de Glénat (1) — et notamment celui sur Patrick Dewaere (2) par le même scénariste Laurent-Frédéric Bollée —, le présent album rehausse les ambitions. Remarquons, d’ailleurs, qu’il échappe au format de la collection et que — de fait — il se situe « à côté ». Avec un format bien plus grand, une plus grande pagination et un souci du détail (notamment dans la recherche d’anecdotes et de faits moins connus), les auteurs ont frappé fort.Â
La mise en images élégante de Jean-Michel Ponzio est pour beaucoup dans le plaisir de lire cette biographie. Comme avec l’acteur, le temps passe vite ! On remarque tout le soin qu’y a mis le dessinateur, la masse de photos, les films et documents utilisés. Un petit bémol : certaines images traduisent cette utilisation massive (qu’on devine inévitable) et, lorsque les images sont connues, elles nous semblent alors artificiellement plaquées. Mais ne boudons pas le plaisir de parcourir cette vie intense, avec tous ses rebondissements, désormais fixée en dessins délectables !
Quant au scénario de Laurent-Frédéric Bollée, il évite habilement la narration chronologique au profit d’un récit multipolaire sur les aspects saillants, avec des sauts dans le temps à l’aune des souvenirs de Belmondo, narrateur. Un clin d’œil : le scénariste peut être reconnu dans un personnage réel d’un épisode vécu par l’acteur jeune… Un très bel album, qui fait événement.
Entretien avec Laurent-Frédéric Bollée
BDzoom.com — Comment est venue l’idée d’une biographie de Belmondo en bande dessinée, de vous-même ou de l’éditeur, pour sa belle collection dédiée au cinéma (9 ½) ?
Laurent-Frédéric Bollée — Il est évident que je suis sorti tellement satisfait de l’écriture, de la sortie et de l’accueil de « Patrick Dewaere : à  part ça la vie est belle » que j’étais « candidat à la candidature » pour en faire un autre ! Je me suis néanmoins consacré avant tout, les mois suivant sa sortie, à mes « Illuminés » avec Jean Dytar et à ma reprise de « Lady S » avec Philippe Aymond… jusqu’à ce que mon téléphone sonne. Mon cher éditeur de Glénat, Franck Marguin, me disait que Jean-Michel Ponzio était venu le voir avec des essais sur Jean-Paul Belmondo et que le résultat était bluffant… Est-ce que ça m’intéressait ? Nous étions en 2022, un an après la disparition de Bébel, on pouvait envisager un livre pour 2024 et « coller » aux trois ans de commémoration… Les planètes s’alignaient et j’ai donc relevé avec joie et honneur le défi !
BDzoom.com — Quel axe, quel angle avez-vous privilégié, puisqu’on ne peut pas tout raconter, même en 200 pages (rires) ?
Laurent-Frédéric Bollée — Tout comme pour l’exercice précédent, je voulais en effet avoir une idée assez forte, voire originale, pour sortir des canons habituels des biopics. Dans le « Dewaere », c’est un reflet posthume dans un miroir qui raconte une sorte de flash-back, sans aucune linéarité toutefois. Tout le monde a bien compris qu’on proposait avant tout notre vision de ce grand acteur. Je voulais donc avoir là aussi une sorte de concept qui échappe à la facilité et à la chronologie pure. La réflexion a avancé quand on a été d’accord pour se fixer une limite à l’évocation de la carrière de Belmondo, à savoir les années 1980 et globalement ce que l’on peut considérer comme son dernier grand film, « Itinéraire d’un enfant gâté » (1988). Et puis, je suis allé visiter le musée Paul-Belmondo, à Boulogne-Billancourt. Le père de Jean-Paul était un sculpteur reconnu, auteur de nombreux bustes en bronze. Dont celui de son fils, réalisé alors qu’il n’était qu’un enfant. Je me suis spontanément interrogé : il n’a jamais fait un buste de Jean-Paul adulte, alors que ce dernier est célèbre et adulé ? Eh bien non ! Voilà , j’avais mon idée, celle de recréer une séance de pose inédite entre le père et le fils, entrecoupée de discussions sur le parcours de Jean-Paul, un moment presque onirique (car il y a bien une deuxième dimension à ce « rêve », je laisse les lecteurs le découvrir…) qui aurait pu, peut-être dû, arriver…
BDzoom.com — Quelles ont été les principales difficultés dans la conception d’un tel album ?
Laurent-Frédéric Bollée — S’il doit y avoir un cahier des charges dans ce genre d’exercice et dans cette si intéressante collection 9 ½ chez Glénat, c’est bien — quand même ! — de révéler des informations biographiques sur le personnage choisi, qu’on (re)découvre sa vie et sa filmographie, ses rencontres et ses rôles, et aussi qu’on reconnaisse tous les protagonistes ! Qu’on se rassure, c’est bien le cas ici, et notamment grâce à l’apport incroyable du style ultraréaliste de Jean-Michel Ponzio. La façon dont il dessine Bébel, mais aussi Godard, Melville ou Gabin pour ne citer qu’eux, est franchement superbe, et surtout parfaitement raccord avec une BD sur le cinéma… Merci, Jean-Michel, de t’être autant investi dans ce projet (rires) ! D’un point de vue scénaristique, on est vite parti sur 200 pages tellement il y avait de choses à dire, mais il y a eu des choix à faire. Je dirais que le plus délicat pour moi a été d’ordonner et de « répartir » tout ce qu’on allait raconter pour éviter, donc, la bête linéarité et rebondir en quelque sorte en permanence…
BDzoom.com — On connaît pas mal d’anecdotes de tournage, même hors cascades, à propos de Belmondo. Quel a été votre dosage entre les anecdotes dont le public est friand et la vie même de Jean-Paul, l’homme ?
Laurent-Frédéric Bollée — Si l’on s’intéresse à l’homme et à l’acteur, c’est sûr qu’on retrouve dans « Belmondo : peut-être que je rêve debout » pas mal d’épisodes de sa légende et de souvenirs ou anecdotes de tournage. Pas mal de films sont cités et montrés, mais il y a là aussi, comme je le disais, des choix permanents. Je m’attarde par exemple pas mal sur « Léon Morin prêtre » (1961), et pas du tout sur « Le Cerveau », qui pourtant a bien été le grand carton du cinéma français en 1969 ! On se permet même le luxe de montrer, comme une exclusivité mondiale, des extraits de deux films qui ne se sont pas faits ! Je vous laisse découvrir lesquels… En fin de compte, en tout cas, vous avez raison, il y a une évocation professionnelle et personnelle de Belmondo, l’une ne va pas sans l’autre, et je crois que c’est bien équilibré, oui…
BDzoom.com — Avez-vous pu lever un voile ou révéler quelque chose qui était peu connu du public ?
Laurent-Frédéric Bollée — J’ai lu évidemment les grandes biographies consacrées à Belmondo et son livre de souvenirs : on y apprend justement pas mal de choses qu’on ne sait pas spontanément, on ne s’est pas gêné pour les évoquer… En tant qu’auteurs de BD, et pas journalistes ou enquêteurs, nous avons eu la chance d’avoir en quelque sorte carte blanche pour jouer les metteurs en scène d’un film imaginaire sur Bébel. Voilà pourquoi, à l’instar du « Dewaere », on a là un livre un peu surprenant et plus inattendu qu’on croit, qui est un certain regard sur un acteur…
BDzoom.com — Actualité oblige, une question se pose : êtes-vous désormais prêt pour une biographie de Delon ?
Laurent-Frédéric Bollée — Hé hé… Déjà , on va préciser qu’Alain Delon est présent dans notre livre : on raconte sa rencontre avec Belmondo, une anecdote assez étonnante qui a lieu sur le tournage de « Sois belle et tais-toi » (1958), et bien sûr leur rencontre au sommet dans « Borsalino » (1970) et leur fâcherie, qui en a suivi… C’est évident que le personnage de Delon est comme tout droit sorti d’un roman, donc avec une bonne idée de départ, pourquoi pas (sourires) ?
Patrick BOUSTER
(1) Citons les romans graphiques consacrés à Sergio Leone, Lino Ventura, Alfred Hitchcock, François Truffaut, Jane Mansfield,Jean Gabin, Orson Welles, Jacques Tati, Audrey Hepburn, Rainer Werner Fassbinder…
« Belmondo : peut-être que je rêve debout… » par Jean-Michel Ponzio et Laurent-Frédéric Bollée
Éditions Glénat (28 €) — ISBN 978-2-344-05737-7