Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...« G.I. Gay » : la gay-Guerre faite hommes !
Le 7 décembre 1941, l’attaque japonaise sur Pearl Harbor fait basculer le cours de la Seconde Guerre mondiale. La carrière du jeune psychiatre Alan Cole se heurte à de nouveaux objectifs militaires… bien peu glorieux : écarter les jeunes marines aux comportements jugés déviants, nuisibles à la cohésion des troupes. Sociopathes, alcooliques ou homosexuels sont placés sur le même registre… La rencontre de Merle Gore, G.I. plein d’assurance, va transformer l’existence de Cole en un double combat idéologique. Après « La Bombe », Alcante (interviewé dans cette chronique) retourne dans les années 1940 avec un sujet aussi explosif qu’universel, peu traité jusqu’ici par la bande dessinée dans le cadre du deuxième conflit mondial.
Riche à ce jour d’environ 650 albums ou séries évoquant – de près ou de loin – la Deuxième Guerre mondiale, la bande dessinée n’a cependant pas encore couvert tous les aspects et tous les détails de ce conflit ultime, ayant entrainé dans son apocalyptique sillage plus de 65 millions de morts. Parmi ces derniers figurèrent les homosexuels et lesbiennes, dont le sort demeura longtemps ignoré, le sujet lui-même n’ayant fait l’objet de recherches historiques majeures que depuis le début des années 2000. En Allemagne, dès 1928, dans un pays où la loi criminalisait déjà l’homosexualité (article 175), le parti nazi déclarait sans détours que « Quiconque pense même à l’amour homosexuel est notre ennemi ». Sous le Troisième Reich, les mouvements et journaux homosexuels étant dissous et interdits, 100 000 furent arrêtés, 50 000 condamnés et plus de 10 000 internés dans des camps de concentration. Tous furent contraints de porter le triangle rose, et plus de 60 % subirent des castrations ou des expérimentations inhumaines visant à « guérir » l’homosexualité. Après 1945, les homosexuels ne furent pas comptabilisés comme victimes du nazisme, l’homosexualité demeurant illégale. Peu de victimes osèrent en conséquence se manifester avant les années 1970-1980…
Dans l’armée américaine, sujet au centre de l’album réalisé par Alcante (« La Bombe », « Les Piliers de la Terre », « La Diplomatie du ping-pong » ou « Whisky San ») et Juan Bernardo Muñoz Serrano (« Fraternités », « Divine Vengeance » ou « Scum. : la tragédie Solanas »), et malgré la présence de femmes (environ 10 % à ce jour), les valeurs virilistes et masculinistes sont omniprésentes, comme en témoigne sa transcription sur grand écran, sans négliger ses envers que constituent la « ville de garnison », avec ses déviances nommées alcool, bagarres, trafics et prostitution. Secret de polichinelle, la présence de l’homosexualité (du simple soldat au plus haut gradé) y donne lieu depuis au moins 100 ans à des rapports internes non divulgués, à des interdictions professionnelles (par exemple en termes d’accès à des sites touchant à la sécurité nationale) ou des jugements moraux relevant de la répression sinon de la discrimination la plus totale. De fait, alors que toutes les formes de ségrégation (les Afro-Américains sont intégrés depuis 1948) et de rejets idéologiques (communisme, etc.) ont peu ou prou disparu, seule demeura l’interdiction faite aux gays et lesbiennes de servir leur pays dans l’US Army. À partir de l’entrée en guerre des États-Unis, la psychologie joua un rôle particulièrement malsain, en élaborant des critères qui permirent la mise à l’écart de 5 000 homosexuels (sur 16 millions de recrutés), hospitalisés et traités comme sexual psychopaths. S’en suivirent, en fonction des lieux, des méthodes ou des examinateurs, la surveillance, la psychiatrisation, la séquestration et l’extorsion d’aveux ; voire, à l’arrière des fronts, de véritables camps de détention, agrémentés de leurs lots de violences homophobes. Il fallu attendre le 20 septembre 2011 pour que Barack Obama abroge définitivement le tabou homosexuel dans l’armée américaine : la loi obligeant toujours jusqu’à cette date les militaires gays à dissimuler leur tendances sexuelles… sous peine de renvoi. Des élus républicains protestèrent, en arguant que cette mesure nuirait à l’efficacité combattive des soldats !
Bonjour Alcante. Un mot sur les origines de ce projet ?
« Ce projet d’album remonte carrément à 15 ans, en 2009, quand j’ai entendu parler du fait qu’Obama voulait mettre fin à la loi dite « don’t ask, don’t tell », qui obligeait les homosexuels à cacher leur orientation sexuelle dans l’armée US, sous peine d’en être exclu. À l’époque, j’avais vu peu de temps avant le film « Harvey Milk » [Gus Van Sant, 2008 ; avec Sean Penn dans le rôle-titre] et j’ai commencé à m’intéresser un peu au sujet. D’autant plus quand j’ai appris que « don’t ask, don’t tell » était déjà une nette amélioration par rapport à ce qui se faisait avant. Ensuite ; en 2011, quant Barak Obama a effectivement abolit la loi, je m’y suis encore plus intéressé. »
Cet album te permet de parler en profondeur de la discrimination…
« Oui. Car il faut savoir que, depuis tout petit, j’ai toujours été révolté par le fait qu’un groupe rejette quelqu’un, simplement parce qu’il est différent des autres, même s’il ne fait rien de mal. À l’école primaire, je détestais quand on se moquait ou rejetait quelqu’un simplement parce qu’il était physiquement différent (roux, asiatique, gros, balafré,…). Et j’ai toujours été très sensible aux histoires abordant ce thème. Par exemple, je suis vraiment bouleversé quand je vois des films comme « Elephant Man » [David Lynch, 1980], « Mask » [Peter Bogdanovich, 1985] ou même « Edward aux mains d’argent » [Tim Burton, 1990]. Parallèlement j’aime beaucoup les histoires ou un individu se bat contre une institution, et je raffole aussi de l’Histoire, et donc pouvoir parler de telles discriminations au sein de l’armée dans un contexte historique comme la Seconde Guerre mondiale m’a tout de suite interpellé. »
Le sujet et la période t’ont probablement réclamé énormément de documentation…
« Effectivement : j’ai commencé à me renseigner, à réaliser beaucoup de recherches. Ce qui m’a pris un temps dingue, car j’ai dû me documenter non seulement sur les discriminations envers les gays durant la Seconde Guerre, mais aussi sur la guerre du Pacifique, sur la psychiatrie à l’époque, sur les grades militaires, les uniformes, etc. Donc j’ai lu beaucoup d’articles sur Internet et quelques livres également. On était déjà en 2016 quand j’ai vraiment écrit les premières versions ; le temps passe vite ! »
Comment s’est déroulée ta rencontre avec le dessinateur espagnol Juan Bernardo Muñoz Serrano ?
« Le temps que je peaufine le scénario, on se retrouve déjà en 2018. J’envoie ça à quelques éditeurs, et finalement je signe le projet (à l’époque sans dessinateur) chez Dupuis pour Aire Libre, avec Laurence Van Tricht. On se met donc à la recherche d’un dessinateur, étape qui a aussi pris pas mal de temps et, finalement, Laurence et moi flashons tous les deux sur des dessins que Bernardo avait postés sur Facebook. À ce moment là , à Angoulême avec Sergio Honorez, nous avons demandé à José Luis Munuera – qui passait par là … – s’il connaissait Bernardo. Bingo ! Oui, et il avait son numéro. Il l’appelle et… ce dernier se trouvait justement à Angoulême. On le rencontre, lui parle du projet : il marque directement un intérêt, donc ça s’enchaîne bien. Mais il devait d’abord terminer son album « Scum. » avant de s’y mettre. Sur la réalisation de l’album à proprement dit, rien de spécial, méthode habituelle : scénario découpé, storyboard, crayonnés, encrage, couleurs… Bernardo a réalisé un super travail. J’ai passé énormément de temps à admirer ses planches que j’agrandissais à fond sur mon PC pour profiter de tous les détails ! »
Pour finir, peux-tu nous parler des personnages et des choix de couvertures ?
« Pour les personnages, j’avais donné quelques références à Bernardo : Andrew Garfield (qui a vraiment l’air tellement sympa dans « Tu ne tueras point » [Mel Gibson, 2016]) et Heath Ledger (qui a joué dans « Le Secret de Brokeback Mountain » [Ang Lee, 2006], mais je pensais plutôt à sa manière d’être dans « Chevalier » [Brian Helgeland, 2001]). Pour la couverture, je voulais faire ressortir les deux personnages parmi tous les autres soldats, montrer tous les soldats qui ont le regard fixé vers les explosions au loin, sauf Alan et Merle qui se jettent un petit regard forcément discret, qui les fait apparaître « à part » de tous les autres. Très rapidement j’ai eu l’idée de faire une espèce de mix de deux images : le visuel de l’album « Le Voyage de Marcel Grob » (par Philippe Collin et Sébastien Goethals ; Futuropolis, 2018) et un extrait d’une scène de « Dunkerque » [Christopher Nolan, 2017], en mettant le focus non pas sur un seul personnage mais sur le « couple ». Bernardo aimait bien l’idée, Dupuis aussi. Finalement, il n’y eut pas eu d’autres projets de couverture, sauf celle de la jaquette. »
Merci pour ces explications.
Avec son titre explicite, l’album détourne ironiquement la célébrissime série de jouets « G.I. Joe », produite par Hasbro en 1964 à destination évidente de garçons « qui ne jouent pas avec des poupées », mais plutôt des action figure. On se souviendra du précédent détournement effectué par le film de Ridley Scott, « G.I. Jane » (« À armes égales ») en 1997. Ce one shot de 128 pages rejoint la collection Aire libre, autour d’un thème homosexuel qui, nous l’avons dit, a très peu été abordé dans le cadre de la Seconde Guerre mondiale : citons, en bande dessinée, « En Italie, il n’y a que de vrais hommes » (Dargaud, 2010 ; album retitré « Au pays des vrais hommes » chez Ici-Même en 2019), « Triangle rose » (Soleil, 2011) et « Le Cas Alan Turing » (Les Arènes, 2015). Côté cinéma, nous renverrons vers « Une journée particulière » (Ettore Scola, 1977), « Bent » (Sean Mathias, 1997), « Paragraphe 175 » (Rob Epstein et Jeffrey Friedman, 2000) ou encore « Un amour à taire » (Christian Faure, 2005).
En 1941, Alan Cole, qui soigne les soldats revenus traumatisés de la Première Guerre mondiale, doit d’abord faire face aux injonctions belliqueuses de son futur beau-père, bien décidé à le voir s’engager coûte que coûte. Alors que les médecins bénéficient alors d’une exemption d’office… La rencontre d’un soldat homosexuel transformera à jamais la vie de Cole, qui raconte de nos jours son destin à une jeune journaliste en ouverture de cet album. Mise en scène et dessinée avec une trait réaliste, cette histoire de rencontres, d’apprentissages et de luttes contre les préjugés renvoie in fine la culture américaine et occidentale à ses propres peurs et contradictions : un monde où deux hommes peuvent tenir des armes, mais pas se tenir la main…
Philippe TOMBLAINE
« G.I. Gay » par Juan Bernardo Muñoz Serrano et Alcante
Éditions Dupuis (26 €) – EAN : 979-1034747382
Parution 6 septembre 2024
Édition spéciale – tirage de tête, par Juan Bernardo Muñoz Serrano et Alcante
Éditions Dupuis (38 € ; 128 pages ; 777 ex. avec jaquette – frontispice n°/s) – EAN : 979-1034753161
Parution 6 septembre 2024