« Le Sang du flamboyant » : la Martinique à cÅ“ur et à corps perdu…

Dans les années 1940, l’intendant Albon surprend sa femme avec un béké (blanc), propriétaire d’une plantation martiniquaise de cannes à sucre. Rebelle, traqué, solitaire, défiant la gendarmerie coloniale pendant sept ans, il devint un mythe. Inspiré par cet authentique fait divers antillais, François Migeat le transposa au cinéma (1981), puis en bande dessinée, avec la complicité de Claude Auclair (1985). Ce somptueux one-shot, initialement prépublié en noir et blanc dans (À suivre), est actuellement réédité chez Fordis : une redécouverte enrichie d’un dossier documentaire écrit par F. Migeat et Patrick Gaumer.

Un conte créole (planche 1 - Casterman et Fordis 2024).

En 1943, l’affaire Beauregard fit la une des journaux en Martinique. Issu d’une famille pauvre et exerçant en tant que contremaitre, René-Louis Gaétan venait – dans un accès de colère – de blesser sa femme et de tirer sur son amant, le gérant d’une plantation. En fuite durant sept ans, plusieurs fois condamné aux travaux forcés et à mort par contumace, il devint surtout l’exemple à éliminer : le symbole des injustices, et celui d’une résistance à l’autorité coloniale, en des temps plus que sinistres où les Antilles pliaient sous le régime de Vichy, les effets de la pénurie et la dureté des hommes de main de l’amiral Georges Robert. Bien des décennies après, transformée et magnifiée, l’histoire de Beauregard – Albon chez Migeat – était devenue une véritable fable fantastique, genèse du héros nécessaire aux populations rurales. Le ferment d’une résistance active qui n’exista cependant jamais, dans la mesure où ce Robin des Bois antillais demeura à jamais isolé dans son destin tragique.

Planche 8 - Encre de Chine sur papier - 43 x 32 cm

Couverture de l'édition Casterman ( septembre 1985).

Le scénariste François Migeat, né en 1940 à Charenton-le-Pont, est d’abord employé par la Compagnies des chargeurs réunis avant de se lancer dans la photographie et la réalisation durant les années 1960 et 1970. En 1976, grâce à Aimé Césaire, il dispense des cours de cinéma en Martinique, participe à la production de divers films et se marie, alors, avec la comédienne antillaise Émilie Benoit. Migeat, qui a découvert l’histoire du révolté Beauregard dès la fin des années 1960, entrevoit la richesse de cette vision populaire, né du réel et de l’imaginaire collectif. Un scénario de film voit le jour, qui ne convainc guère les producteurs. En 1978, Migeat croise le dessinateur Claude Auclair, en lui laissant toute latitude pour l’adapter. Or, la même année, Casterman lance le périodique (À suivre), qui ouvre grand les possibilités en matière de création de bande dessinée adulte. Encore en train d’achever « Bran Ruz » et songeant à « Simon du fleuve », Auclair – lui-même remarié à une Antillaise en 1983 – se penche sur le fait divers Beauregard. Entretemps, il participe financièrement au développement du film de Migeat, qui voit finalement le jour en 1981 : Jacques Perrin y interprétant Delorme, le puissant gérant du domaine d’exploitation sucrière. En avril 1984, « Le Sang du flamboyant » est prépublié dans (À suivre), telle une sorte de récit anti-colonial contemporain, succédant dans l’esprit au chef-d’œuvre de François Bourgeon : « Les Passagers du vent ».

Encre de Chine sur papier pour le projet d'affiche du film sorti sur les écrans en 1981 (signé et daté 81 au centre - 40 x 30 cm).

Affiche et fiche cinéma.

Couverture pour (À suivre) n° 75 (Casterman, avril 1984).

La négritude, le racisme, la condition des femmes, les complicités, les veillées funèbres, la flore martiniquaise, les jeux amoureux, le pouvoir et les influences politiques, la répression policière, la résistance de la société servile, le vaudou et l’animisme, la révolte libertaire et la quête de soi. D’une richesse rare, ce one-shot nous époustoufle par sa puissance et sa modernité, de bout en bout. D’un morne et d’une forêt à l’autre, l’itinérance d’Albon, « nègre marron » (esclave fugitif) des temps contemporains, narrée par Gélus le conteur aux lueurs enflammées d’une veillée funéraire, est magnifiée à chaque case par le trait réaliste d’Auclair. Comment ne pas y voir, tout au long de ses 107 planches, une ode puissante à la liberté, doublée par une déclaration d’amour pour les Antilles… : « Le Sang du flamboyant », où la sève vitale associée à l’arbre à floraison rougeâtre des zones intertropicales, ardente vectrice de l’esprit martiniquais. Le témoignage du passionné François Migeat (en postface), ainsi que le dossier très illustré, concocté par Patrick Gaumer (également auteur des dossiers accompagnant les intégrales « Simon du fleuve » parues au Lombard), nous conforteront, si besoin était, dans cette optique.

Planche 46 - Encre de Chine sur papier - 40 x 29 cm

Planche 75 - Encre de chine - 43 x 32 cm

Philippe TOMBLAINE

« Le Sang du flamboyant » par Claude Auclair et François Migeat

Éditions Fordis (28 €) – EAN : 979-1095720560

Parution 13 mars 2024

Galerie

Une réponse à « Le Sang du flamboyant » : la Martinique à cÅ“ur et à corps perdu…

  1. Patrick BOUSTER dit :

    Une publication inattendue et alléchante ! Outre l’histoire forte, le graphisme est très beau, et me semble-t-il aussi travaillé que dans son « Tuan Mc Cairill », plus que dans d’autres séries d’Auclair. Mais c’est un auteur que je connais peu, à découvrir donc, à travers cette belle édition.

    On note que Jacques Perrin acteur a participé à beaucoup de films alternatifs et risqués comme celui-ci.

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