« Barcelona, âme noire » : quand le miroir se brisa…

En pleine guerre d’Espagne, le jeune Carlitos Moreno est adopté par Don Alejandro après avoir perdu sa mère dans d’horribles circonstances. Sous la dictature franquiste, entre trafics, crimes, vengeances, amours et espoirs, son destin et son âme s’assombrissent… Scénarisé par Denis Lapière et Gani Jakupi, dessiné par un trio barcelonais (Rubén Pellejero, Eduard Torrents et Martín Pardo), ce nouveau one-shot, publié dans la collection Aire libre, nous entraîne avec force dans une saga familiale dramatique. Surtout, l’album raconte en creux les affres viscéralement liées aux trois décennies – mortifères – du fascisme hispanique…

L’album, riche de 140 planches, est développé en trois étapes chronologiques, et autant d’époques : 1938-1943 d’abord, avec une adolescence saisie entre guerre civile et guerre mondiale, puis 1948 et 1967, deux dates marquantes pour Carlitos. Ce dernier débute ses opérations de contrebande entre la France et l’Espagne, puis, une fois devenu Don Carlos, roi de la pègre locale, mais aussi industriel respecté, il assiste à la fin, torturée, du régime franquiste. En parallèle, une énigme : quel tueur en série ensanglante Barcelone, la mère de Carlitos semblant avoir été la première victime ? Autrement dit, comme l’illustre la couverture, dans quelles flammes se consument une ville et des personnages qui oscillent – plus ou moins malgré eux – entre désirs, vengeances, crimes et perversions ?

Un nouveau départ ? (planches 1 à 3 - Dupuis 2024)

Au milieu des années 2010, lors de la genèse initiale de ce projet dense et de longue haleine, Denis Lapière et Gani Jakupi songent – en compagnie de Rubén Pellejero – à une grande saga en six tomes, se déroulant pendant la guerre d’Espagne (17 juillet 1936 au 1er avril 1939). Lapière et Pellejero, habitués à œuvrer de concert (« Un peu de fumée bleue » en 2000, « Le Tour de valse » en 2004 ou « L’Impertinence d’un été » en 2009-2010, tous parus chez Dupuis, collection Aire libre), doivent cependant revoir leur feuilleton lorsque le dessinateur est sollicité pour dessiner de nouvelles aventures de « Corto Maltese » (« Sous le soleil de minuit », en septembre 2015 chez Casterman). Lapière et Jakupi revoient leur copie sous la forme d’un roman graphique, en se recentrant sur deux motifs : l’injonction sociale et l’atavisme familial. Le héros, sans cesse suspecté, vu comme un potentiel tueur en série par la police franquiste, tente ainsi en permanence d’échapper à sa malédiction, en se réfugiant notamment dans les bras de plusieurs rencontres féminines : Paula (la fille du riche Don Alejandro), Eva (réfugiée allemande devenue chanteuse et effeuilleuse dans un cabaret de Barcelone) et Jocelyne (épicière et trafiquante à Perpignan).

Couverture pour le tirage de tête (Dupuis 2024).

Ex-libris (2024).

Une quatrième présence féminine, omniprésente, se superpose à cette série de portraits : la ville de Barcelone, qui est à la fois le lieu de naissance ou de travail de la plupart des auteurs (tous sauf Lapière). Entre avril 1931 et 1936, en parallèle de la proclamation de la Seconde République espagnole, Barcelone incarne l’autonomie de la République catalane. En 1936, Barcelone soutien les forces républicaines et organise les olympiades populaires pour contester l’organisation des Jeux olympiques de Berlin. Un coup d’état militaire (juillet 1936) et l’accession au pouvoir du général nationaliste Franco (octobre 1936) sonne le glas de tous les espoirs : Franco conquiert le pays basque en octobre 1937, avant de se concentrer sur l’Aragon et la Catalogne, soutenu par l’Allemagne nazie et l’Italie fasciste. Barcelone, durement bombardée par l’aviation italienne en mars 1938, finit par être prise par les forces franquistes en février 1939. La ville, comme ses acteurs aux « âmes noires », ne pourront sortir de l’ombre et effectuer une transition démocratique et culturelle qu’à la fin des années 1970, après la chute de la dictature du Caudillo (20 novembre 1975). Un monde longtemps tiraillé entre deux visions politiques opposées : soit le miroir des idéaux brisés et l’incarnation duelle du destin d’un homme lui-même partagé, selon Denis Lapière, entre « ce qu’il est et ce que son entourage voudrait qu’il soit ». De même, la ville de Barcelone, au temps du franquisme, fut obligée « d’être ce qu’elle n’était pas »: un existentialisme, quelque peu romantique qui avait guidé dès le départ la construction scénaristique de ce one-shot, aux accents tragiques et sanglants dignes de Sergio Leone, Martin Scorsese ou, pour enfin nommer un réalisateur espagnol, Alejandro Amenábar (« Lettre à Franco » en 2019).

« Barcelone : il y a trois ans Franco te libéra » : affiche de propagande franquiste, placardée sur de nombreux murs de la cité catalane au début de l’année 1942 (Paris - Musée de l'Armée, Dist. RMN).

Graphiquement, l’album rend admirablement compte de la complémentarité artistique entre les styles de Pellejero, d’Eduard Torrens (également ingénieur de profession ; auteur avec Lapière de « Le Convoi », diptyque actuellement réédité sous forme d’intégrale) et de Martín Pardo : habile dessinateur venu renforcer le duo initial. Une complicité que l’on espère retrouver dans de prochains titres…

Extrait de la planche 70 (Dupuis 2024).

Philippe TOMBLAINE

« Barcelona, âme noire » par Rubén Pellejero, Eduard Torrents, Martín Pardo, Denis Lapière et Gani Jakupi

Éditions Dupuis (27,95 €) – EAN : 978-2800162218

Parution 1er mars 2024

Édition spéciale – Tirage de tête par Rubén Pellejero, Eduard Torrents, Martín Pardo, Denis Lapière et Gani Jakupi

Éditions Dupuis (42 € ; 148 pages ; 777 ex. avec jaquette – frontispice n°/s) – EAN : 979-1034754182

Parution 1er mars 2024

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