Dix ans après la parution de « Résurrection », la première partie d’un diptyque accouché dans la douleur, voici enfin « Révélations » : conclusion du dernier récit du regretté Philippe Tome, décédé alors qu’il travaillait sur les dernières pages de son scénario. Les éditions Dupuis proposent, enfin, l’intégralité de cette aventure magistralement dessinée par Dan Verlinden, digne successeur de ses deux prédécesseurs : Luc Warnant et Bruno Gazzotti.
Lire la suite...« Bukowski, de liqueur et d’encre » : une poésie misanthrope qui a de la bouteille…
Qui fut au juste Charles Bukowski ? Le poète culte et provocateur du réalisme sale, un écrivain hors-normes, ou un ivrogne minable, être vagabond et torturé ? De fait, sa vie semble s’être écoulée d’un abyme suicidaire à l’autre, uniquement préservée par les femmes et la volonté d’écrire. L’auteur des « Contes de la folie ordinaire » (1972) nous a cependant laissé une œuvre unique, miroir à peine déformant d’une vie chaotique et alcoolique, pleine « de liqueur et d’encre ». Grâce à la biographie très éclairante des auteurs italiens Michele Bonton et Letizia Cadonici, trinquons de nouveau en « Mémoires d’un vieux dégueulasse »… à restituer dans le contexte du siècle dernier !
Supervisé éditorialement par Antoine Mangot chez Petit à petit, ce nouveau Docu BD nous surprend d’abord très positivement grâce à sa sublime couverture : un écrivain en train de fumer, un œil perçant et un verre d’alcool. Trois éléments qui se conjuguent, se superposent et se nourrissent en quelque sorte l’un de l’autre : un monde d’addictions, de destructions et de renaissances désinhibées qui en rappellent d’autres : de Baudelaire et Rimbaud à Gainsbourg en passant – pour rester aux USA – par Francis Scott Fitzgerald et Ernest Hemingway.
Né en Allemagne en 1920 et disparu à Los Angeles le 9 mars 1994, Henry Charles Bukowski – également connu sous les pseudonymes d’Hank, de Buk ou d’Henry Chinaski (alter ego employé dans divers romans autobiographiques) – fut d’abord la victime d’un père tyrannique, lors d’une enfance douloureuse passée dans le contexte de la Grande Dépression. Acnéique et sans amis, Bukowski se réfugia à l’âge de 13 ans dans l’écriture, en découvrant les œuvres de John Fante (« Demande à la poussière », 1939) et d’Henry Miller. En parallèle, il découvre les joies de l’alcool, qui l’aident à tolérer un quotidien jugé ennuyeux et kafkaïen. Quand les femmes rentrent dans son existence, c’est tant pour le pire que pour le meilleur : Jane Cooney, femme de 11 ans son ainée et également alcoolique, entretiendra ainsi avec Bukowski une relation aussi forte que toxique et infidèle… de 1946 jusqu’en 1955.
Subsistant entre petits boulots et emplois plus stables (il travaille pour la poste américaine à Los Angeles au début des années 1950), chambres d’hôtels et logements plus personnels, Bukowski finit par être littéralement sauvé par une autre femme : Barbara Frye, qui lui permet de travailler pour le magazine féminin Harlequin. Un comble pour ce parangon de la misogynie et de l’hyper-sexualisation des femmes, désormais à mille lieux des valeurs morales prônées dans nos années 2020. Une nouvelle séparation, un ulcère, sa découverte des courses hippiques (nouvelle passion et nouvelle addiction…), la mort de son père (1958), la naissance d’une fille (née de l’union avec la poétesse Frances Smith en 1964) et l’aide de l’éditeur John Martin précédent les premiers grands succès : des nouvelles et chroniques (rassemblées sous le titre explicite « Journal d’un vieux dégueulasse » en 1967, puis le roman « Le Postier » en 1971, ainsi que ses poèmes, lui permettent d’être lu et reconnu, aux côtés de Jack Kerouac et William Burroughs : deux auteurs de la Beat Generation, mouvement auquel Bukowski n’adhérera cependant pas.
Divisé en dix chapitres dessinés dans un style anguleux par Letizia Cadonici (couleurs par Francesco Segala), ce one shot de 160 pages ne nous épargne volontairement rien des vicissitudes du personnage : séquences ou propos scabreux, noirceur psychologique et sociale, attitudes déliquescentes. Soit une « vie de merde » perpétuellement tenaillée – au mieux – par une « sacrée envie de boire et de baiser » (sic). Il n’en reste pas moins que Bukowski demeura paradoxalement une figure relativement attachante, tout à fait consciente de sa propension à l’autodestruction et – en parlant de son ultime liaison amoureuse – de la « bonté » rencontrée au « milieu de l’enfer » (citation extraite de « Women », 1978).
La fin de vie de Bukowski, aux côtés de Linda Lee Beighle (rencontrée en 1976) est un peu plus heureuse : grâce à ses talents littéraires, il séduit les classes ouvrières et accède à la notoriété internationale, avant d’être adapté au cinéma à partir de 1981 (« Contes de la folie ordinaire » par Marco Ferreri). L’une des conséquences positives du scandale lié à son passage dans l’émission française « Apostrophes » en 1978… Intime, enflammé, révolté, libertaire, insultant, joyeux ou décapant, séduisant ou hargneux, plus proches des marginaux que des salons littéraires, Bukowski ne laissa dans tous les cas personne totalement indifférent : au-delà de ses outrances trashs ou de son homophobie plus que dérangeante, il fut certainement l’un des rares auteurs à raconter, en totale connaissance de cause, le quotidien des paumés et des blessés par la vie. En ayant ainsi la rare capacité de faire apprécier la lecture et la poésie à ceux qui s’en sentaient très éloignés : des millions de lecteurs choisirent de le suivre (voire de voler ses livres en bibliothèques !), poussant à sa reconnaissance post mortem jusque dans les universités. Une force de la lecture, sous la « Lune froide » (film de Patrick Bouchitey en 1991), nature brute de décoffrage enrichie au sein de cet album par les éclairages documentaires de Martin Boujol (compte Instagram « La Nuit sera mots »). Concluons comme il se doit cette chronique avec du pur Bukowski dans le texte, qui dit tout de son être intérieur comme de son siècle : « Certains ne deviennent jamais fous… Leurs vies doivent être bien ennuyeuses. » »
Philippe TOMBLAINE
« Bukowski, de liqueur et d’encre » par Letizia Cadonici, Michele Boton, Francesco Segala et Martin Boujol
Éditions Petit à petit (19,90 €) – EAN : 978-2380461916
Parution 21 février 2024