Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...« Missak, Mélinée et le groupe Manouchian » : aux grands hommes (et femmes), la patrie reconnaissante…
Demain, 21 février, Missak Manouchian (ainsi que son épouse, Mélinée), fera son entrée au Panthéon. Un symbole de la Résistante intérieure française, consacré au nom de tous ses camarades communistes, 80 ans jour pour jour après leur exécution : 22 hommes et une femme, presque tous étrangers et juifs, qui ont donné leur vie en combattant l’Allemagne nazie. Après l’incontournable « Madeleine, résistante », Jean-David Morvan retrouve la prestigieuse collection Aire libre pour sa première collaboration avec le dessinateur arménien Thomas Tcherkézian : un portrait tragique en 160 pages des martyrs de l’« Affiche rouge », devenus des éléments médiatiques de notre mémoire collective.
Le destin de Missak Manouchian et des résistants qui choisirent de le suivre n’a pas échappé au 9e art : de « Missak : l’enfant de l’Affiche rouge » (Didier Daeninckx et Laurent Corvaisier ; Rue du monde 2009) et « Vivre à en mourir » (Laurent Galandon et Jeanne Puchol ; Le Lombard 2014) jusqu’aux actuels « Du sang dans la clairière : Mont-Valérien, 1941-1944 » (Tal Bruttmann et Antoine Grande ; Ouest-France et Office national des anciens combattants et victimes de guerre 2023), « Missak Manouchian, une vie héroïque » (Didier Daeninckx, Mako et Dominique Osuch, Les Arènes BD 2024) et « Missak Manouchian, mort pour la France » (Jean-Pierre Pécau, Eduardo Ocana et Mazi, à paraître chez Delcourt en avril 2024). Côté cinéma, citons « L’Armée du crime » de Robert Guédiguian en 2009. Une médiatisation digne d’une mise en abyme pour des figures qui furent d’abord qualifiées de terroristes sur la célèbre affiche raciste de propagande nazie, massivement placardée en France dès février 1944. S’ensuivirent notamment, sous un angle évidemment tout autre, la « Page de gloire des 23 » (ouvrage illustré paru en 1951), les « Strophes pour se souvenir » (poème de Louis Aragon en 1955), puis « L’Affiche rouge » (chanson de Léo Ferré et Monique Morelli en 1961, sans oublier la dernière lettre de Missak, adressée à sa veuve Mélinée et publiée dans Libération après-guerre.
De la recherche du discrédit par les autorités allemandes jusqu’ à la mise en lumière et à la légende, les membres du Groupe Manouchian étaient des Francs-tireurs et partisans – main-d’œuvre immigrée (FTP-MOI) : des groupes armés constitués en avril 1942, supervisés dans la région parisienne par Joseph Epstein. Avec une cinquantaine de militants, Manouchian (lui-même nommé commissaire militaire en août 1943) multiplie les cibles et actions contre l’Occupant. Le 28 septembre 1943, ils exécutent notamment le général Julius Ritter, adjoint pour la France de Fritz Sauckel, le responsable de la mobilisation de la main-d’œuvre (STO) dans l’Europe occupée. Inévitablement, ces opérations risquées s’attirent les foudres des brigades spécialisées dans la traque des « ennemis intérieurs ». À la mi-novembre 1943, elles procèdent à 68 arrestations de FTP-MOI, dont Epstein et Manouchian. Son épouse, Mélinée, cachée par les parents de Charles Aznavour, échappe à la police… Livrés à la police secrète allemande, torturés, exploités à des fins propagandistes, Manouchian et ses pairs sont finalement jugés de manière expéditive le 19 février à l’hôtel Continental, en présence de journalistes issus de la presse collaborationniste. Dix prévenus sont sélectionnés pour figurer sur l’« Affiche rouge », aux côtés de la mention « l’armée du crime ». Le 21 février 1944, les 22 hommes du groupe, condamnés à mort, sont fusillés au Mont-Valérien, en refusant d’avoir les yeux bandés. Olga Bancic est transférée en Allemagne puis décapitée à la prison de Stuttgart, le 10 mai suivant.
Né en 1906 au sud de la Turquie (Empire ottoman), perdant ses parents en 1915 dans le génocide arménien, Missak est pris en charge avec son frère (Garabed) par des organismes humanitaires. Arrivés à Marseille, puis Paris en 1925, Missak trouve un emploi dans les usines Citroën. Dans les années suivantes, cet apatride suit des cours à la Sorbonne, devient poète, adhère au parti communiste, prend la casquette de rédacteur en chef de Zangou (journal du Comité de secours pour l’Arménie [HOC]), avant de se muer en militant clandestin à partir de 1941. Un destin engagé et tragique qui le transforme dès l’après-guerre en un symbole de la Résistance intérieure française. Un martyr que le peuple opprimé n’oubliera jamais, comme en témoigne le cahier historique complémentaire, réalisé par l’historien Thomas Fontaine…
Terminons par le début : en couverture de cet épais one-shot, les auteurs et l’éditeur ont choisi de pousser la symbolique évoquée. Couleurs et compositions nous renvoient – graphiquement et textuellement – à l’« Affiche rouge », avec une logique inversée : les individus sont entiers et armés, fièrement unis et dressés contre des ombres menaçantes, repoussées dans le hors-champ inférieur. Cette fois, c’est le résistant qui a figure humaine et humaniste, l’occupant nazi étant réduit au statut d’une force maléfique et obscure, sans âme ni visage. Une incarnation renforcée par le titre, par la présence d’un nom et de prénoms dénués de toute charge négative (aucun crime imputé, aucune connotation raciste accolée). Au sein de l’album, au fil d’une narration chronologique qui détaille les faits et les actions résistantes, chacun a droit à son portrait en pleine page, au risque de briser le fil de l’Histoire racontée, mais pour mieux rappeler l’importance des trajectoires individuelles. En définitive, voyons que l’entrée au Panthéon de Missak et Mélinée (1913-1989), évènement de nouveau très médiatique (dans un contexte, faut-il le rappeler, de commémoration de la fin de la Seconde Guerre mondiale), s’accorde autant au message politique (honorer tous les résistants étrangers) qu’à leurs propres mots, non dénués de lyrisme : « Il semble parfois que tu vas t’éteindre, cependant chaque jour / Des volontés d’acier t’attisent, te tiennent debout, / Et toi haletant, comme un apôtre aux jours de combat, / Tu montres le chemin de la lumière pour la grande victoire de l’Humanité. » (poème écrit en 1934). Parmi ces victoires figure en particulier le succès des bandes dessinées évoquant les valeurs et les combats résistants pour la liberté… Enseignants et élèves pourront par ailleurs poursuivre leurs échanges autour de ces notions, grâce à une mini-série originale (développée par Lumni Enseignement et Dupuis), qui mêle cases BD et archives audiovisuelles de l’INA.
Philippe TOMBLAINE
« Missak, Mélinée et le groupe Manouchian » par Thomas Tcherkézian et Jean-David Morvan
Éditions Dupuis (25 €) – EAN : 978-2-808504126
Parution 16 février 2024