Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...La véritable et étonnante croisade médiévale d’ ex-people en quête de rédemption…
Le XIIIe siècle voit s’éteindre les ultimes croisades. Mais l’esprit qui animait les premières avec l’espoir de libérer Jérusalem persiste dans l’imaginaire occidental. Ainsi, victimes d’une malédiction, sept personnages en quête de rédemption font le grand voyage vers la Terre Sainte en cette année 1271. C’est cette odyssée surréaliste, amusante, et d’une grande beauté formelle qui nous vous invitons à découvrir dans le diptyque « The Ex People »
1271, au cœur du moyen-âge, sept personnages sont en quête. Non pas d’un auteur, mais d’une vie nouvelle, car tous sont passés de vie à trépas. Ils arpentent vaillamment le sol ferme, bien que devenus d’étranges fantômes.
Jugez-en plutôt ; il y a un chat en deux dimensions, un oiseau toujours amoureux, un cheval têtu qui refuse tout cavalier, une jeune fille rousse à la peau toujours en feu, une belle archère brune aux yeux bleus dont la blessure à l’aine ne se referme pas, un nain guerrier dont le corps est entièrement recousu et un jeune écuyer à la tête perpétuellement enfermée dans son heaume. Ils sont prêts à tout pour retrouver leur apparence initiale.
Ils se rendent donc à Jérusalem dans l’espoir que dieu leur pardonne leurs erreurs.
C’est à une croisade d’un genre nouveau à laquelle nous assistons, faite de combats contre des agresseurs qui pullulent dans les villes médiévale et de longues discussions où les personnages expliquent leur vie précédente et pourquoi ils sont devenus des ex-gens donc des ex-people !
Ainsi, Pervenche, la belle archère, s’est-elle révoltée contre l’ordre établi et a refusé tout mariage arrangé, en humiliant les marchands qui voulaient l’acheter à ses parents contre une fort belle dot. Jusqu’au jour où, un bellâtre, stipendié par ses fiancés éconduits, l’a séduite puis mise à nue et enfin estourbie.
C’est pour retrouver son apparence initiale et sa vie précédente qu’elle a entamé ce pèlerinage particulier. En effet, Pervenche comme ses six compagnons, espère trouver dans un monastère, situé dans la ville trois fois sainte, un élixir capable d’effacer ses fautes et de la ramener dans sa vie précédente. Cette croisade d’un genre inusité a été oubliée par les historiens.
Dans le second volume de leurs aventures, les ex-people quittent la métropole de Constantinople, traversent l’Asie Mineure en passant par Tarse, Antioche, Damas puis Alep, avant de pénétrer dans l’enceinte de Jérusalem.
Ils espèrent acheter rapidement, à des moines versés dans les sciences occultes, cet élixir tant souhaité. Leurs espoirs sont vite douchés quand l’abbé leur annonce que pour que le miracle se produise, il faut que l’argent ait été acquis honnêtement.
De quoi entamer un riche dialogue sur le notion d’honnêteté, tellement subjective, voire réductrice, avant de chercher comment gagner de manière sainte et honnête l’argent nécessaire à la rédemption divine.
Stephen Desberg a écrit, avec le diptyque « The Ex People », un conte drôle et envoutant, empreint d’un second degré assumé dans des dialogues étincelants.
Des rebondissement improbables font avancer une intrigue toujours tendue entre flash-backs sur le vie des sept pèlerins et une croisade incertaine ; parfois mystique, toujours déconcertante.
Cette quête initiatique médiévale, bourrée d’énergie, est sous-tendue par des thématiques riches et variées : d’une tolérance à développer dans la société à un féminisme assumé par exemples.
Les albums offrent plusieurs niveaux de lecture, de quoi satisfaire un vaste lectorat.
Enfin, il faut insister sur la grande beauté du dessin d’Alexander Utkin. Le Russe, souvent bloqué dans son pays par le contexte international que l’on connait, confirme son exceptionnel talent dans la bande dessinée. Il mise sur la couleur plus que sur le trait pour créer un univers historiquement crédible, lequel peut virer en une case au fantastique, au merveilleux, à la fable… Il a tout compris du découpage dans la bande dessinée moderne. Il peut ainsi passer rapidement d’un décor urbain avec une belle perspective à une case dans laquelle se battent une dizaine de personnages. Son talent révélé dans « La Princesse guerrière : un conte inspiré du folklore russe » et « Le Roi des oiseaux : un conte inspiré du folklore russe » est ici mis au service d’une épopée médiévale unique, disruptive et d’une grande poésie.
Laurent LESSOUS (l@bd)
« The Ex People » T2 par Alexander Utkin et Stephen Desberg
Éditions Grand Angle (16,90 €) – EAN : 978-2-8189-9011-7
Parution 10 janvier 2024