Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...Écouter sa petite voix intérieure et devenir qui on est…
Certains s’écoutent trop, d’autres pas assez ! C’est le cas de Fleur : une jeune femme à la vie normale, trop normale… banale même. Elle sait qu’elle doit changer des choses dans sa vie, mais se laisse déborder par le quotidien. Jusqu’au jour où elle est bien obligée d’écouter sa petite voix intérieure, car celle-ci s’est étrangement matérialisée devant elle. Est-elle dérangée ? Pour le savoir, il faut lire « (Dé)rangée » : une bande dessinée originale, finement construite et dessinée.
Fleur est une jeune adulte ordinaire qui se lance dans la vie active. Elle vient de quitter le cocon familial, dispose d’un appartement et d’un travail de bureau. Elle a des amies, des camarades et vient de se séparer d’un jeune homme qui semble pourtant toujours tenir à elle. Elle a tout pour être heureuse et se dispense d’écouter sa petite voix intérieure qui lui suggère régulièrement de se coucher plus tôt, de manger plus sainement ou de faire du sport. Pourtant, on sent que la jeune femme n’est pas heureuse : elle se lève sans envie, subit ses collègues au boulot et s’énerve pour un rien contre Flocon : son chat qui dévaste ses plantes d’intérieur.
Un beau soir, le destin de Fleur va changer, elle va être mise patiemment face à ses contradictions par son inconscient : cette petite voix intérieure qu’elle n’écoutait pas et qui, soudainement, se matérialise dans son studio sous la forme d’une demoiselle prénommée Line, aux cheveux bleu-vert, voletant dans les airs.
Fleur chasse énergiquement cette apparition inattendue et refuse de l’écouter ; avant de se réveiller un matin, désemparée par une vie dont le cours semble lui échapper.
Elle fait alors appel à Line qui lui explique sa mission : « Le sujet ne doit pas connaitre la teneur des objectifs, il doit les comprendre par lui-même, avoir son propre déclic. Il suffira que tu joues juste la bonne élève tant que je suis là et quand je repartirais, tu ne m’écouteras plus de nouveau. »
Commence alors un lent apprentissage pour la tendre Fleur qui comprend, petit à petit, l’origine de son mal-être : qui sont ses vraies amies et qui profitaient d’elle comme simple faire-valoir, ou pourquoi elle s’ennuie si profondément dans un travail peu épanouissant. Le processus est enclenché : elle doit assumer des choix forts, risqués, mais enrichissants. Sans la savoir, elle fait sienne l’injonction nietzschéenne « Deviens qui tu es ». En sortant d’elle-même avec l’aide de Line, elle affirme ainsi un élan vitaliste et créatif.
Nous avons été enchanté par la lecture de cette charmante comédie contemporaine menée de main de maître-scénariste par Manon Henaux qui s’occupe ici aussi de la mise en couleurs.
Pour son premier scénario, la coloriste réussit à construire un récit léger, mais jamais manichéen, autour de l’affirmation d’une jeune femme qui écoute enfin son inconscient pour s’affirmer comme adulte : autant dans ses choix professionnels que pour ses amours ou que pour se libérer d’amitiés toxiques, voire pour construire une relation apaisée avec ses parents.
Vous le constatez, l’album développe de belles et riches thématiques jusqu’à une fin ouverte, pleine de promesses pour Fleur et pour ses lecteurs qui peuvent espérer une suite à ce premier volume.
Le dessin stylisé de Greg Blondin colle à l’esprit de ce récit tendre et juste. Comme pour le manga, il exagère certaines expressions ou situations, – notamment avec le chat Flocon à l’origine de petits gags en arrière-plan qui allègent certaines séquences -, mais les décors réalistes d’une ville française et le jeu inventif de la mise en cases des planches rapprochent son graphisme de la tradition franco-belge.
À noter que les auteurs qui se connaissent bien pour avoir travaillé plusieurs fois ensemble sur « Hagard, enquêteur de l’histoire » ou « Je dessine mes premiers personnages BD » par exemple, accompagnent la sortie de leur album de manière originale.
Pendant un an, ils prennent la route dans leur van pour aller à le rencontre de leurs lecteurs.
Départ en juin au festival d’Amiens, puis les week-ends seront dédiés aux festivals et la semaine au travail sur le tome 2.
Le (Dé)rangée tour prendra fin en juin 2024 à Amiens : d’ici là , vous aurez l’occasion de rencontrer près de chez vous cet inventif duo d’auteurs en librairie ou festival. Vous pouvez aussi contactez Line, la voix de l’inconscient de Fleur, à cette adresse mail : lineetaitunevoix@gmail.com.
Laurent LESSOUS (l@bd)
« (Dé)rangée » par Greg Blondin et Manon Henaux
Éditions Bamboo (17,90 €) – EAN :  978-2-8189-9980-6
Parution 26 avril 2023