Dix ans après la parution de « Résurrection », la première partie d’un diptyque accouché dans la douleur, voici enfin « Révélations » : conclusion du dernier récit du regretté Philippe Tome, décédé alors qu’il travaillait sur les dernières pages de son scénario. Les éditions Dupuis proposent, enfin, l’intégralité de cette aventure magistralement dessinée par Dan Verlinden, digne successeur de ses deux prédécesseurs : Luc Warnant et Bruno Gazzotti.
Lire la suite...L’Âge d’or des « Tintin » éditions en couleurs (chapitre 1) : huit grandes images de guerre…
Il peut paraître surprenant que le premier chapitre d’une série d’articles sur l’âge d’or des éditions en couleurs traite de huit albums noir & blanc de « Tintin » parus en 1942. Pourtant, en découvrant la genèse de ces « grandes images », vous allez comprendre à quel point ce travail d’Hergé s’inscrit dans la période de refonte des éditions en couleurs. Et puis, ces huit albums ont donné naissance aux couvertures mythiques des albums en couleurs, considérés comme des chefs-d’œuvre de l’art Hergéen (voir l’article Grandes images : les neuf gouaches méconnues dues à la main d’Hergé). Enfin, cette phase créative de Hergé est indissociable de la conception du premier album en couleur, « L’Étoile mystérieuse » (voir l’article L’âge d’or des « Tintin » éditions en couleurs (chapitre 2) : « L’Étoile mystérieuse »…).
En vérité, l’histoire de ces huit grandes images fait partie intégrante de l’aventure des « Tintin » en couleurs. C’en est la première pierre, et la plus importante… Car elle raconte comment sont nées ces huit images, en même temps que l’idée de la couleur. Huit images qui nous imprègnent de génération en génération depuis 60 ans….
Succès du « Crabe aux pinces d’or » à la Saint-Nicolas 1941
Un vrai tournant s’opère avec le succès de l’édition originale noir et blanc du « Crabe aux pinces d’or », lors de la Saint-Nicolas en décembre 1941. Charles Lesne écrit déjà le 26 novembre : « Remarque, d’ailleurs, que le problème n’est plus, à l’heure actuelle, de vendre. La vente marche toute seule. Le vrai problème est […] la pénurie de papier. »Puis, le 12 décembre : « Car, la question des réimpressions n’est pas sans nous inquiéter beaucoup, en raison des grosses difficultés d’approvisionnement de papier. […] Tu en déduiras tout de suite que la vente a été énorme. […] Mais, comme pratiquement tous les albums vont être à réimprimer, c’est un tonnage extrêmement important qu’il nous faut décrocher. Je compte, suivant la tournure que prendront nos démarches, te demander de nous faire appuyer soit à l’Office central du papier soit à la Propaganda Staffel, par l’une ou l’autre personnalité influente du Soir. »
C’est cette réimpression qui donnera naissance aux grandes images… Hergé, dans ses vœux de nouvelle année pour 1942 : « Santé et bonheur ! Et vivement la paix… et des tonnes et des tonnes et encore des tonnes de papier ! » Hélas, depuis le 7 décembre 1941, avec Pearl Harbour, le conflit est devenu mondial…
Couvertures couleurs
En novembre 1941, Charles Lesne et Hergé envisagent un fond orange, plutôt que crème pour les 1ers plats des petites images. Mais finalement, pas de suite…
C’est le 3 mars 1942 que le projet est lancé. En effet, le papier crème des petites images ne peut être réapprovisionné. Aussi est-il convenu de réaliser les couvertures « à plein dessin » et en offset. Elles seront tirées quatre à la fois sur la presse des grands hors-textes couleurs. La priorité sera donnée au « Crabe », à « L’Étoile mystérieuse » (qui fait partie de la série bien qu’étant en couleurs), à « L’Oreille cassée » et à « L’Île noire ».
Pour donner un exemple à Hergé, Lesne lui envoie trois montages : « Je t’envoie trois maquettes, réalisées avec les planches hors-texte du “Crabe”. Tu verras mieux, ainsi, comment peuvent se présenter les albums. »
On a par la suite retrouvé l’une de ces trois maquettes sur laquelle Hergé avait rajouté sa signature, le titre (en rouge, car n’oublions pas que dans la tête d’Hergé, cet album devait s’appeler « Le Crabe rouge » à une époque), la mention de l’éditeur et quelques grisés. Au dos, il avait griffonné quelques croquis… mais c’était bien des années plus tard pour « Coke en stock » (voir photo).
Le 15 mars 1942, Hergé a retravaillé sur la maquette : « Je t’envoie un projet qui te montrera comment j’envisageais l’allure générale des futures couvertures. Les textes “HERGÉ, LES AVENTURES DE TINTIN (ET MILOU ?) CASTERMAN” viendront en typographie. »
Lesne a envoyé à Hergé un album dont il juge la couverture très réussie, demi-tons, dégradés, ombres et lumière, etc. Hergé réagit déjà en adepte de la ligne claire : « L’album Louis XI est, en effet, une jolie réussite. […] Mais là, toute l’importance est donnée à la couleur, à la différence de mes dessins dont le trait constitue la véritable ossature. Je ne puis me permettre — et au surplus, j’en suis incapable, je l’avoue — toutes les finesses, les demi-tons, les dégradés, les effets de lumière que l’illustrateur de ce livre, qui est avant tout un peintre, a pu employer avec un réel bonheur. » (5 mars 1942)
Hergé compte commencer par quatre couvertures (elles sont imprimées par quatre sur la presse utilisée pour les hors-textes) : « Je compte faire, outre le “Crabe” et la nouveauté (quel titre vais-je lui donner, juste ciel ?) [NDA “L’Étoile mystérieuse”], “L’Île noire” et “L’Oreille cassée”. »
En deux mois, Hergé a dessiné toutes les couvertures
Hergé a demandé qu’on lui renvoie ses dessins en petites images pour se mettre au travail. Ce qui est fait le 7 mars pour le « Crabe », mais on ne retrouve pas le dessin original de « L’Oreille » chez Casterman. Hergé le retrouve chez lui ! Pour « L’Île noire », même démarche pour Hergé… Ce dessin réapparaîtra chez Drouot 52 ans plus tard, se vendant alors à 510 000 FF (77 744 €) sans les frais ! Le nouveau dessin de « L’Île noire » en grande image sera adjugé 1 011 200 € chez Artcurial le 24 mai 2014.
Le 15 mars 1942, Hergé a déjà achevé deux dessins (« Crabe » et « Oreille »). Réaction de Casterman le 18 mars : « Des deux modèles envoyés, nous préférons celui dont le titre se détache en blanc. C’est plus vivant. Les couvertures, ainsi présentées auront autrement d’allure que les anciennes. » De plus, Lesne demande à Hergé de prévoir un fond uni sous le nom d’auteur et le titre pour économiser les frais de photogravure en cas d’éditions étrangères. Trop tard pour « L’Oreille » qui est déjà faite, répond Hergé, mais il en tiendra compte pour la nouveauté (« L’Étoile ») et « L’Île noire ». Hergé termine le dernier dessin le 18 mai 1942. Les neuf images furent donc créées en… deux mois ! Le 22, c’est la Pentecôte : « Que le Saint-Esprit continue à t’inspirer de bonnes histoires, pour la joie d’une foule de gosses », lui écrit Lesne ! …
Dernière hésitation de Hergé le 7 mai : « Ne croyez-vous pas qu’il vaudrait mieux utiliser, pour les réimpressions en cours, les anciennes couvertures ? Et réserver les nouvelles aux éditions en couleurs ? » Louis Casterman répond : « Nous n’avons pas le choix : faute de papier crème habituel de couverture, nous devons utiliser du papier blanc nécessitant une pleine impression […]. »
Entre le 2 et le 8 juin, Hergé met en couleurs à la gouache les neuf couvertures (huit noir & blanc et « L’Étoile ») sur les épreuves de photogravure fournies par le photograveur Bindels.
Le 10 juin 1942, Hergé écrit : « Après l’effort que j’ai fourni pour terminer les couvertures (12 heures de travail par jour)… je suis complètement vidé. »
Charles Lesne le félicite le 11 juin : « Au moment de porter cette lettre, nous recevons de Bindels les épreuves coloriées des neuf couvertures. Elles sont splendides ! Je les retourne ce soir à Bindels, en lui demandant de les réaliser d’urgence. »
Et Hergé répond le 12 juin (mention manuscrite en marge de sa lettre du 10) : « Heureux que les couvertures vous plaisent : cela me récompense déjà du travail que cela m’a demandé… »
Le 15 juillet, les neuf épreuves de photogravure sont parvenues à Casterman : « À première vue, nous avons été quelque peu désappointés de constater que tous les titres étaient en noir (sauf “Crabe” en blanc) ». Hergé répond le 18 juillet : « “Sceptre” : j’ai essayé le titre en rouge : illisible. Le titre sera d’ailleurs à redessiner par la suite : trop maigrichon. À mon sens, c’est d’ailleurs la moins bonne couverture : trop pâle. […] “Cigares du pharaon” : ici, je suis nettement coupable. Le “du” venant sur les personnages égyptiens, est illisible. J’aurais dû faire exécuter un “serti”comme pour “L’Oreille cassée”. Mea culpa. […] “Tintin au Congo” : j’ai fait faire le titre en blanc comme pour le “Crabe”. Ce sera encore meilleur que pour le “Crabe”, le bleu du ciel étant plus soutenu. » Pour Hergé, comme pour Casterman, l’idée de titres en couleurs est alors abandonnée…
Le 28 juillet, l’impression des couvertures commence en amalgame par quatre. Ici subsiste un petit mystère : neuf titres doivent être tirés quatre par quatre dont 1 à 12 000 exemplaires (« Étoile »), 1 à 7000 exemplaires (« Crabe »), 6 à 5000 exemplaires et enfin un seul à 4 000 exemplaires (« Cigares »). Quel a été l’assemblage choisi par l’imprimeur ?
Impression des cahiers noirs et blancs
L’impression des premières grandes images commence le 28 mars 1942.
Par ordre : le « Crabe », « L’Île noire », le « Congo », les « Cigares », l’« Amérique » et le « Sceptre », puis seulement après, « Le Lotus » et « L’Oreille ». Le 16 avril, le « Crabe » est totalement imprimé à 6 700 ex. et « L’Île noire » à 5 000… Le 13 mai, « Congo », « Cigares »et « Amérique » sont achevés (4 000 ex. pour « Cigares ») et le « Sceptre » est en cours. Hergé demande s’il est encore temps de supprimer le mot Heinkel dans l’avion. Mais il est trop tard ! Le 19 mai, le « Sceptre » est imprimé (5 000 ex.).
Ainsi, six titres sont imprimés en mai, mais hélas, pas de couvertures pour honorer les commandes des grands magasins. « Nous sommes littéralement harcelés », dit-on chez Casterman ! La réimpression de « L’Oreille » et du « Lotus » est encore en cours le 4 septembre. Le 2 octobre, C. Lesne écrit : « Nous avons terminé les huit “Tintin” “formule ancienne” ; la mise en vente commencera la semaine prochaine. »
Le 4 octobre, Hergé juge les huit albums : « J’ai reçu avec un vif plaisir, hier matin, les albums que tu m’as envoyés […]. Je m’empresse de te dire que je suis très satisfait des nouvelles couvertures. Une [critique] pour moi : trop de titres noirs. C’est vous qui aviez raison, il faut utiliser davantage le titre en couleurs. J’y veillerai par la suite. […] Je crois que cela aura du succès. Pourvu, maintenant, que Dieu nous prête vie, papier, encre, charbon, électricité, main-d’œuvre, etc., etc.. » Et, en effet, le 20 octobre, les huit albums sont déjà épuisés. Le 27 octobre, le relevé de tirage informe Hergé : tous les titres ont été tirés, passe de 10 % comprise, à 5 000 exemplaires, sauf le « Crabe » à 6 700 et les « Cigares » à… seulement 4 000 !
Exemplaires neufs de chez Casterman
Quelques exemplaires (trois ou quatre au maximum) de « L’Île Noire » et l’« Amérique » sont sortis neufs de Casterman au milieu des années 1990.
On a également vu des exemplaires neufs du « Lotus », de « L’Oreille » et du « Sceptre ». On en connaît aussi du « Crabe » et du « Cigare ». Quant au « Congo », état neuf d’imprimerie, il reste à découvrir…
Quant à la légende des stocks restants chez Casterman, voici un courrier en date du 24 septembre 1943 qui nous éclaire, parmi de nombreux autres du même type… « Nous n’avons plus de “Tintin en Amérique” avec couverture cheval ; mais nous avons encore trois exemplaires de cet album en noir avec la nouvelle couverture. Si tu en désires un, dis-le-moi. » À cette date également, Hergé se fait envoyer l’un des derniers « Île noire » grande image en stock chez Casterman !
Éditions mythiques des « Cigares » et du « Sceptre »
Les deux titres les plus recherchés sont les grandes images « inédites », les plus mythiques d’une collection Tintin : le « Sceptre » et les « Cigares », ultra rares, car tirés en toute petite quantité, respectivement à 5 000 et 4 000 exemplaires. Les « Cigares » sont particulièrement difficiles à trouver : la beauté du 1er plat dans les tons verts étant unique et exceptionnelle, recherchée par tous les collectionneurs. Leur valeur en état neuf est inestimable… S’il s’en présentait un de nos jours, état neuf d’imprimerie, il faudrait compter entre 30 000 et 40 000 euros pour l’obtenir.
« Tu verras que, d’ici peu, les albums de Tintin atteindront, dans le commerce noir, des prix astronomiques… » écrit Hergé le 22 novembre 1941. C’est de plus en plus vrai pour ces albums, collectionnés aussi bien par les fanatiques de la couleur que ceux du noir et blanc. Toujours légèrement sous-côtés dans le « BDM », malgré leur rareté (un « Crabe » ou un « Sceptre » en noir et blanc petite image ont bénéficié de tirage presque deux fois plus important en 1941 et 1939), il est vraiment logique de payer la côte indiquée uniquement pour du très bel état !
Ces albums sont essentiellement collectionnés pour leurs couvertures et notamment pour les couleurs d’impression qui ont pu varier en fonction de l’encrage du tirage. On a ainsi pu trouver des « Cigares » dont le vert de la couverture peut varier du vert pâle au vert intense. Ou, par exemple, ce « Crabe » dont le sable est presque orange tandis qu’habituellement il est jaune paille…
Recartonnage A22, vrai ou faux ?
Je n’ai personnellement jamais rencontré d’exemplaire authentique du « Tintin au Congo » grande image second plat A22 (longtemps annoncé par le « BDM »).
En revanche, on a vu à de nombreuses reprises des albums trafiqués qu’on voulait nous faire authentifier… Si jamais cette édition existait, elle ne serait pas sans poser de problème. Il s’agirait alors d’un recartonnage de cahiers noir et blanc, imprimés en mai 1942 et montés et commercialisés en novembre 1943, en plein âge d’or des éditions couleurs !
Cela étant dit, il est prouvé qu’il restait des couvertures grandes images en stock à cette époque, puisque les éditions alternées du « Crabe » et de « L’Île noire » furent montées sur des tirages « grande image ».
Collectionneurs, je ne saurais trop vous conseiller de bondir, si par chance, vous croisez la route de l’un de ces albums en très bel état (entre 3 et 10 k€), sans pour autant viser le neuf inabordable (entre 20 et 40 k€).
On les aime aussi parce que ce sont de beaux livres, de belle facture, avec leur dos pellior rouge épais, qu’ils ont une vraie histoire, et on peut malheureusement imaginer qu’ils ont pu appartenir à quelque enfant au destin malheureux dans cette période noire de Noël 1942….
En fait, à la jonction de deux époques, ces albums « Tintin » parmi les plus rares sont devenus très recherchés parce qu’ils sont à la fois collectionnés par les fanatiques des noirs et blancs et ceux qui se sont concentrés sur les premières couleurs…
Gilles FRAYSSE
N. B. N’hésitez-pas à consulter les autres très documentés articles de Gilles Fraysse sur les différentes éditions des albums de « Tintin » : L’âge d’or des « Tintin » éditions en couleurs (chapitre 6) : « Le Crabe aux pinces d’or »…, L’âge d’or des « Tintin » éditions en couleurs (chapitre 5) : « Le Secret de la Licorne »…, L’âge d’or des « Tintin » éditions en couleurs (chapitre 2) : « L’Étoile mystérieuse »…, « Tintin » : le mystère des éditions alternées… Livre 1 : les « Île noire » d’Hergé, « Tintin » : le mystère des éditions alternées… Livre 2 : une « Étoile » bien mystérieuse…, « Tintin » : le mystère des éditions alternées… Livre 3 : Les Oreilles stockées !?!, « Tintin » : le mystère des éditions alternées… Livre 4 : L’énigme du crabe alterné, « Tintin » : le mystère des éditions alternées… Livre 5 : Le Lotus bleu en noir, « Le Lotus bleu », histoire d’une première édition originale…, Grandes images : les neuf gouaches méconnues dues à la main d’Hergé et La « vraie » édition originale de L’Oreille cassée !.
Bravo
encore un super article instructif et très bien documenté.
Serge
Merci pour ce très bel article agrémenté de photos magnifiques
Quel archéologue ! Quel historien ! Super article de Gilles Fraysse, très documenté, bien illustré comme les 11 précédents. Félicitations.
Rémi
Merci Rémi, complice émérite de nos recherches pour le dernier BDM. Et merci également à Serge et Claude que je ne connais pas mais qui m’encouragent !
Superbe article magnifiquement illustré, mille mercis!
C’était très intéressant. Les éditions deTintin illustrent vraiment l’histoire de l’impression BD en plus de sa propre histoire.