Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...« Saison brune 2.0 » : quand Philippe Squarzoni ouvre la boîte noire de nos empreintes numériques…
En mai 2012, après s’être attaqué aux conséquences de la politique libérale (« DOL », publié par les Requins marteaux en 2006), Philippe Squarzoni livrait en 464 pages une BD reportage devenue une référence sur le réchauffement climatique : « Saison brune ». Dix ans plus tard, l’auteur prolonge sa réflexion au sein de la collection Encrages, en s’interrogeant sur l’impact des nouvelles technologies sur notre environnement : un regard conscient, qui est aussi celui d’un père regardant sa fille grandir dans un monde incertain…
Lorsqu’il s’attaque au sujet écologique, dans la deuxième moitié des années 2000, Philippe Squarzoni (né en 1971 à La Réunion, devenu auteur à Lyon) ne connait presque rien de son sujet. Dès lors, l’auteur adopte le point de vue d’un autodidacte, appuyé sur une documentation fouillée et des témoignages extérieurs. Parmi les scientifiques, journalistes et experts convoqués figuraient notamment Hervé Le Treut (climatologue), Hervé Kempf (spécialiste des sujets environnements pour Le Monde) et… Jean-Marc Jancovici : un spécialiste de la thématique énergie-climat, amplement connu depuis l’extraordinaire succès d’« Un monde sans fin » (Dargaud, 2021). La méthode graphico-narrative de Squarzoni, mélangeant (en noir et blanc) dessins, photos, réflexions et documents divers, avait le grand mérite de rendre abordable un sujet complexe. Faisant immédiatement prendre conscience de notre propension à créer du C02, l’ouvrage apportait une approche intelligible d’un sujet désormais devenu une préoccupation mondiale : « Saison brune » sera notamment récompensé du Prix Léon de Rosen de l’Académie française et du Prix du jury du festival de Lyon en 2012.
Également auteur de la remarquable série « Homicide : une année dans les rues de Baltimore », publiée en cinq tomes chez Delcourt entre 2016 et 2020, Philippe Squarzoni poursuit donc son étude de la mutation écologique avec l’actuel « Saison brune 2.0 ». Le titre, explicite si l’on considère l’existence d’un web 2.0 devenu plus participatif et plus simple à appréhender que la forme originel du système hypertexte, se complète du sous-titre « Nos empreintes digitales ». Sans même parler de dermatoglyphes ou de dactyloscopie, considérons que chacun d’entre nous laisse sa trace en utilisant des périphériques ou systèmes informatiques, les deux sujets se combinant dès lors que l’on évoque les scanners d’empreintes, les dispositifs biométriques (reconnaissance d’empreintes digitales à des fins de contrôles d’accès) et le stockage des données personnelles sur des serveurs pouvant être victimes de piratages informatiques.
Le titre « Saison brune », rappelons-le, est une référence à cette cinquième saison, dite « brune » dans l’État américain du Montana : période d’incertitude entre l’hiver et le printemps. Une métaphore symbolique, selon l’auteur, de l’indécision chronique des décideurs politiques en matière de lutte efficace contre le réchauffement climatique au cours des années 2000 et 2010. La situation ne s’étant guère arrangée dans les années 2020, l’auteur conserve la mémoire – confondante – des chiffres : en 1969, la NASA réussissait à expédier les astronautes d’Apollo 11 sur la Lune avec un ordinateur d’une capacité de 70 kilo-octets. Aujourd’hui, c’est à peine le poids d’un simple mail envoyé… sans pièce jointe. Dans un monde gagné par l’infobésité et la surcharge numérique exponentielle, les retombées environnementales et sociales sont inédites. En début d’ouvrage, semblant développer son récit en temps réel, à l’heure de la pandémie de Covid-19, Squarzoni est en compagnie de sa fille adolescente (voir l’illustration de couverture), occupée à regarder « Star Wars épisode IV », « Retour vers le futur », à lire « Le Hobbit » de Tolkien, à découvrir les « Blueberry » de Charlier et Giraud ou, encore, à jouer à « Mario Kart ». Des préoccupations et des loisirs bientôt rejoints par un constat : la crise pandémique aura précipité le monde vers le dématérialisé, mais aussi vers une très grande dépendance au numérique, en soulignant les inévitables inégalités d’accès. Bien vite, des questions essentielles se posent : « les technologies numériques peuvent-elles réellement se substituer à des usages plus impactants ? », comment éviter quelques 216 millions de réfugiés climatiques dans les 30 prochaines années ? Plus largement, quelles mesures prendre, alors que les rapports du GIEC (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat) envisagent a minima des évolutions de température de 3 à 4° C d’ici à 2080, soit la quasi-disparition du Groenland et une possible montée des eaux allant jusqu’à neuf mètres…
Loin pourtant de tout discours catastrophiste digne du film « Le Jour d’après » (Roland Emmerich, 2004), Squarzoni se met régulièrement en scène : en abordant son sujet avec empathie, ironie ou humour noir, au travers de scénettes du quotidien qui interrogent à elles seules sur notre rapport humain et matériel au monde virtuel. Câbles internet, liaisons satellite, datacenters (les plus gros d’entre eux consomment déjà autant d’énergie qu’une ville de 200 000 habitants !) et bien sûr smartphones nécessitent d’énormes coûts de fabrication. Comment oublier ces 40 000 enfants (selon l’Unicef) qui travaillent dans les mines congolaises pour y récupérer le cobalt ou le coltan nécessaire à la fabrication des batteries et condensateurs de nos téléphones portables ? Chiffres, cases, schémas, dessins, pensées, symboles, idéogrammes, vidéos de chats, discours climato-sceptiques, relais de fake news, bêtisier vidéo crétin et spirale marketing donnant des « Sueurs froides » hitchcockiennes, tout est mis en exergue et perspective par l’auteur (qui ne possède volontairement pas de portable). Une œuvre fleuve de 264 pages, one shot qui va essentiellement jusqu’à poser la question ultime : « transition numérique et transition écologique peuvent-elles s’articuler, se concilier et aller éventuellement dans le même sens ? ».
En bref, et sans négliger une prédation énergivore, arrivera-t-on à tirer le meilleur du « tout numérique », sans basculer vers un nouveau cauchemar écologique ? Autant de questions tournées vers l’avenir, sans oublier ce qui existait avant ou, comme le dit l’auteur, ce que l’on aimait quand nous étions enfants… Ne prétendant pas donner les réponses aux problèmes actuels, « Saison brune 2.0 » conserve tous les acquis du premier opus : l’album, cheminement intuitif, raisonné et engagée, dépasse le cap de la simple liste des vérités qui dérangent pour filer ailleurs. Après le dramatique naufrage du Titanic, le transport – maritime ou aérien – ne s’est pas arrêté pour autant : à l’homme de trouver des solutions face aux périls qui se forgent ou qu’il forge lui-même devant chacun de ses pas…
Philippe TOMBLAINE
« Saison brune 2.0 (Nos empreintes digitales) » par Philippe Squarzoni
Éditions Delcourt (21,90 €) – EAN : 978-2-413040323
Parution 02 novembre 2022