« Coq-sur-Mer 33 » : une fiction sur son trente-et-un !

Dessinateur phare des jeunes éditions Anspach, le Belge Baudouin Deville s’associe ici avec son compatriote scénariste Rudi Miel pour proposer un nouvel album dont l’histoire est ancrée en Belgique : un axe éditorial majeur de cet éditeur outre-Quiévrain. Comme de précédents récits du réel – emblématiques de la mémoire belge ! — également dessinés par Deville (« Sourire 58 », « Léopoldville 60 », « Bruxelles 43 », « Innovation 67 »), « Coq-sur-Mer 33 » est une fiction s’inscrivant habilement dans un cadre réaliste, jouant avec les faits historiques et le contexte géopolitique contemporain. Le titre met notamment en scène deux figures, Ensor et Einstein lui-même. Autant le peintre James Ensor est un précipité de l’esprit belge, autant le génial Albert Einstein relève de la mythologie universelle. Mais la facétie est-elle toujours du côté du maître du grotesque ?

Le joli terme de « mise en lumière », employé pour évoquer le délicat travail chromatique de la coloriste Bérengère Marquebreucq, est judicieux : tant son talent d’évocation des atmosphères, la rigueur de sa palette numérique, sa richesse aussi, sa volumétrie binaire sur les personnages encore, mettent en relief le style graphique de Baudoin Deville. Un style évidemment marqué par l’héritage de la ligne claire, et particulièrement par le spectre d’Edgar P. Jacobs, comme tant d’autres dessinateurs de sa génération. Prédominance du contour, négation graphique du volume, limitation des ombres aux seules ombres portées, goût pour les aplats noirs et gris optiques caractérisent le style Deville et assurent une lisibilité maximale à ses images. Cependant, Deville en actualise l’aspect codifié par l’usage systématique du « trois bandes » : dans lesquelles il atomise parfois de petites cases, plus moderne que le traditionnel « quatre bandes » propre aux grands anciens du genre. La belle affirmation de son encrage, sa dégradation perspective et la générosité de ses décors, urbains en particulier, sont également notables, tout comme, parfois, quelques raideurs anatomiques dans certaines cases d’action. Pour autant, la maîtrise de ce réalisme sobre et efficace est telle que le présent album mériterait une édition limitée focalisant sur cet élégant noir et blanc.

Autant dire qu’avec cette convention stylistique, le lectorat est ici en pays de connaissance. Cette assurance bonhomme sied parfaitement au propos de l’album : une fiction de 46 planches dans laquelle des personnages totalement imaginaires croisent le destin d’autres, réels et emblématiques, dans le cadre du contexte géopolitique de l’époque, la montée du nazisme, synonyme de celle de l’antisémitisme. L’antisémitisme, toile de fond du récit et vecteur de l’arrivée d’Einstein et de sa femme Elsa en avril 1933 à Coq-sur-Mer : la petite station balnéaire de la côte belge. Là, en juillet, l’Histoire rattrape le scientifique séjournant à la Villa savoyarde, en transit pour l’américaine Princeton. Cette Histoire est incarnée par trois agents du Reich venus enlever le savant atomique ayant laissé en plan ses recherches sur la réaction en chaîne convoitées par les belliqueux nazis. Et dont le contre-espionnage n’a pas trouvé trace dans ses bagages lors de sa fuite d’Allemagne… Flash-back outre-Rhin : Einstein s’intéresse soudainement au peintre Ensor, le maître ostendais dont il visite une exposition à la Nationalgalerie de Berlin, nœud narratif qui sera dénoué en fin de récit… Bientôt, une toile d’Ensor exposée en Allemagne rentre en Belgique selon la presse, suscitant la surprise du maître flamand… Le fin mot de l’histoire nous sera livré lors d’une rencontre entre Ensor et Einstein, dans la maison même du peintre à Ostende… Par bonheur, la présence d’esprit de l’épouse d’Ensor, Augusta, sauve la mise au génial savant dont les travaux avancés sur la fission atomique auraient pu aboutir à un usage militaire nazi dans un contexte de tensions géopolitiques sur le Vieux Continent…

Fluide, agréable, maline, mesurée, cette histoire aux enjeux pourtant emphatiques comme certains Jacobs ou Martin s’inscrit dans un cadre réel, historiquement documenté, et s’avère si plausible que le néophyte peut se poser la question de sa véracité, lecture achevée. Interrogation de courte durée, car cette fiction est contrebalancée par les sept pages d’un cahier de textes solides relatant la vraie histoire, ou plutôt l’Histoire : par exemple, de la lettre de la gendarmerie d’Ostende à la Sûreté de l’État, issue des archives du Royaume de Belgique.

À Lasne, petite patrie de feu Jacobs, un éditeur peut être satisfait : cet album s’inscrit parfaitement dans la ligne des précédents, scénarisés par le médiatique et prolifique Patrick Weber. Souhaitons-lui le même succès auprès du lectorat belge, mais aussi qu’il fédère de nouveaux lecteurs. La Belgique, cet autre universel, comme l’était jadis l’Auvergne pour Vialatte.

Jean-François MINIAC 

« Coq-sur-Mer 33 » par Beaudouin Deville et Rudi Miel

Éditions Anspach (15 €) — ISBN : 978-2-931105-12-2

Parution 4 novembre 2022

 

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