Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...Entretien avec Marielle Faucheur et Jean-Luc Loyer pour la sortie de « Gargantua » : leur remarquable adaptation de Rabelais…
À la naissance du roman en français, on trouve l’œuvre pleine de verve et d’inventivité de François Rabelais. Après « Pantagruel » en 1532, « Gargantua » – deux ans plus tard – confirme le talent de conteur et de satiriste de l’humaniste de la Renaissance. Près de cinq siècles plus tard, la bande dessinée ne pouvait ignorer ce plaidoyer toujours d’actualité pour une culture populaire (parfois paillarde, mais toujours ouverte) et pour la défense de la pensée humaniste contre tout obscurantisme. Après Dino Battaglia, Jean-Yves Mitton ou Pierre Mazan, ce sont Jean-Luc Loyer et Marielle Faucheur qui ont adapté pour un vaste lectorat l’œuvre du moine du XVIe siècle. Ils nous expliquent dans cet entretien leur travail en commun.
En ne se tenant qu’au XXIe siècle, le « Gargantua » de Rabelais a été adapté plusieurs fois en bande dessinée : par Dino Battaglia avec la parution en 2001 aux éditions Mosquito de son livre éponyme, par Michel Rodrigue et Jean-Yves Mitton en 2002 aux éditions Hors collection ou par Richard Marazano et Mazan pour « Je Bouquine » en 2003.
Sans se référer au travail de ces glorieux anciens, Marielle Faucheur et Jean-Luc Loyer nous livrent leur propre vision du conte satirique de maître François Rabelais, dans une bande dessinée tout public : des plus jeunes dès dix ans au lecteur adulte averti. Nous les remercions chaleureusement d’avoir pris le temps de répondre à nos questions en abandonnant quelque temps leur recherche de la dive bouteille…
Bonjour Marielle et Jean-Luc, pouvez-vous vous présenter ?
Marielle Faucheur (MF) : Marielle Faucheur, lectrice en tout genre, avec un penchant pour les auteurs classiques. L’adaptation de « Gargantua » de Rabelais est ma première contribution au monde du scénario de la bande dessinée. Née en 1968, à Nanterre, j’ai grandi dans une cité HLM du 93. Après avoir obtenu un DUT de commerce, je comprends vite que je ne suis pas faite pour le monde du marché… Ainsi, je reprends mes études et passe une maîtrise de droit en 1993. Greffière puis directrice de greffe dans différents tribunaux pendant 20 ans, je suis aujourd’hui magistrate. Lectrice assidue, amoureuse des belles lettres, c’est aux auteurs classiques du 19e siècle que va ma préférence.
Jean-Luc Loyer (JLL) : Jean-Luc Loyer, auteur de bande dessinée, habitant Angoulême. J’ai réalisé (écrit, dessiné, parfois les deux) plusieurs albums comme : « Victor, le voleur de lutin », « Les Mangeurs de cailloux », « Le Chat botté » et plusieurs albums-reportage avec Xavier Betaucourt aux éditions Futuropolis.
Pouvez-vous présenter pour ceux qui l’ignorerait l’importance de Rabelais dans son siècle et la puissance de ses créations tels ses personnages Gargantua et Pantagruel ?
MF et JLL : Rabelais est un humaniste du XVIe siècle. C’est un personnage dont on peut dire qu’il était haut en couleurs. On sait peu de choses de lui (même sa date de naissance n’est pas très claire 1483 ou 1494…), mais il semble qu’il ait été lui-même d’un naturel facétieux. Il a marqué l’histoire à bien des égards. Sur le plan littéraire, il invente des mots, des expressions, dont certains sont encore employés aujourd’hui. Sur le plan médical, c’était un médecin, qui a étudié de façon très approfondie les plantes, l’herboristerie. Lorsqu’on se promène à la Deviniére, village de sa naissance, un parcours-balade fait état de ses connaissances en la matière.
Sur un plan plus socio-politique, Rabelais a évidemment profondément marqué son temps, mais également l’histoire. Jugé hérétique, il a néanmoins pu éditer, car il avait de puissants protecteurs. Il a cependant fui le jugement de l’église catholique toute sa vie, et a très souvent été censuré. Jusqu’à sa mort, il a défendu la liberté d’expression, et toute forme de liberté. Il a ainsi créé le pays de toutes les libertés dans son « abbaye de Thélème ». Il meurt en 1553, avant d’avoir achevé le « Cinquième Livre »…le plus politique de ses romans.
Qui a eu l’idée d’adapter le livre de Rabelais ? Est-ce une idée ancienne ?
JLL : Au départ, l’idée était de faire adapter les différents chapitres de l’œuvre de Rabelais par différents auteurs, avec différents styles. Mais si l’idée d’adaptation séduisait les maisons d’éditions à qui nous l’avions proposé, l’idée d’une collégialité cependant faisait un peu peur…
Je me suis retrouvé devant un choix simple : abandonner le projet, ou le faire seul au dessin.
J’ai opté pour la deuxième solution en gardant à l’esprit qu’il me fallait quelqu’un d’érudit et saisissant bien les subtilités Rabelaisiennes.
Et c’est là que Marielle Faucheur est intervenue.
Pouvez-vous nous préciser comment dans la bande dessinée articule vie de Rabelais et passage de « Gargantua » ?
MF et JLL : C’est notre éditeur qui nous a suggérés d’introduire quelques explications sur les textes un peu difficiles. Par conséquent, avec Marielle nous avons eu l’idée de faire porter ces explications… par Rabelais lui-même ! Et de ce fait, en profiter pour raconter un peu sa vie. Bon, nous ne sommes pas certains qu’il avait un chien avec qui il entamait de grandes discussions…
La couleur des planches, en sépia est là pour séparer le roman et ces explications.
Comment s’est fait le choix des séquences adaptées en bande dessinée ? Y-a-t-il des regrets sur des abandons de certains passages du livre ?
MF et JLL : En effet, on a très vite vu qu’on ne pourrait pas tout adapter. Le choix a donc été dicté essentiellement par les impératifs de la technique de la bande dessinée. Certains passages sont très discutés, et sans visuel. Nous avons préféré les laisser de côté plutôt que de dénaturer l’esprit du texte de Rabelais, en apposant nos propres images sur le texte.
D’autres scènes ont été écartées, parce que le texte était long et complexe ; et qu’il aurait fallu beaucoup de pages pour pouvoir l’exprimer et le faire comprendre… Nous avons ainsi abandonné à regret les aventures des pèlerins (qui apparaissent comme un décor dans toute la deuxième partie du roman), ou encore le procès particulièrement ridicule, mais difficile à expliquer en quelques cases.
À qui s’adresse la bande dessinée ? À un jeune public comme le laisse penser la présence d’un lexique à chaque début de chapitre ou à un lectorat plus vaste ?
MF et JLL : C’est une bande dessinée tout public. Nous avons tenté de recréer ce que Rabelais avait fait dans toute son œuvre : plusieurs niveaux de lecture. Le récit de batailles et même l’éducation peuvent plaire aux plus jeunes. Les ados ou jeunes adultes pourront percevoir les messages cachés et seront confirmés par les pages pédagogiques. Et les adultes y verront très vite les critiques que renferment les cases…
Jean-Luc, peux-tu nous préciser tes choix graphiques pour cette adaptation ; taille des géants par rapport à leurs sujets et choix de décors par exemples ? Â
JLL : La vraie difficulté graphique était bien celle-là : le rapport de taille. Dans son Å“uvre, Rabelais lui-même fait fi de tous réalisme. Il est dans l’univers du fantastique est de la légende. Quand il écrit que Gargantua se retrouve dans une taverne avec ses gardes pour boire un coup, c’est facile à dire, mais à dessiner, il faut trouver des astuces. Faire grimper des humains de petites tailles sur des échelles, faire des premiers plans et des arrières plans… bref, cela fut un vrai casse-tête.
Rabelais lui-même semblait avoir oublié cette différence… de taille !
Sinon, il me semblait que le côté « grouillant et rondouillard » du graphisme allait bien dans le sens du récit original. Il apportait une touche comique un poil vulgaire sans l’être vraiment. Une touche de dérision aussi. Le coté gros nez facilite une narration un peu pipi-caca-grosse bouffe…
D’ailleurs Jean-Luc quel est donc ce personnage royal qui apparait page 22 ?
Est-ce une référence amusée à l’Å“uvre de ton ami Turf ?
JLL : Évidemment, lors de l’éducation de son fils, Grandgousier fait appel à un de ses amis pour lui demander conseils… J’ai fait pareil, sachant que le roi dont je suis le plus proche, c’est celui dessiné par Clément XVII dans la série « La Nef des fous ».
À ce propos, les personnages d’un autre de mes amis font une apparition dans l’album (1)…
Quel est selon vous le message que devrait retenir un jeune lecteur de « Gargantua » ? Quel est la substantifique moelle de votre œuvre commune ?
JLL : S’ouvrir aux autres. Être curieux, comprendre et respecter ses contemporains… Apprendre sans comprendre, à quoi bon…
MF : Toujours conserver son œil critique ! Ne pas se laisser prendre par la superficialité des choses, des informations, des idéologies… Rester libre de penser !!
Pour finir, quels sont vos projets en bande dessinée ; une adaptation de « Pantagruel » est-elle prévue ?
JLL : Nous y réfléchissons… d’autant que « Pantagruel » se prêterait beaucoup plus aisément à une adaptation en bande dessinée… et les aventures y sont complètement pantagruéliques ! Mais pour l’instant, je dessine une enquête que nous avons mené, Xavier Betaucourt et moi sur la schizophrénie, les maladies mentales et comment elles se soignent… Pas facile, mais passionnant !
Laurent LESSOUS (l@bd)
« Gargantua » par Jean-Luc Loyer et Marielle Faucheur, d’après François Rabelais
Éditions Jungle (15,95 €) – EAN :  978-2-8222-3410-8
Parution 29 septembre 2022
¹ On voit un renard, un loup et une danseuse gitane dans ce « Gargantua », pour la référence, nous pouvons guider nos lecteurs vers la série « De cape et de crocs » de Ayrolles et Masbou.