Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...« 421 : l’intégrale » T3 : jamais plus jamais…
Et de trois pour l’intégrale « 421 » ! Très attendu, ce dernier volume rassemble, comme il se doit, les ultimes aventures de l’agent britannique Jimmy Plant : héros créé par Stephen Desberg et Éric Maltaite (interviewé en fin d’article) dans Spirou en 1980. Quatre albums plus durs et surprenants, allant jusqu’à explorer le passé du héros…Complété par un prologue, des images d’archives et quelques propositions inédites (imaginées jadis pour poursuivre la série), cet indispensable ouvrage déclassifie tous les secrets de l’intrépide agent britannique.
Faisant donc suite aux deux premiers tomes publiés par Dupuis en novembre 2016 et octobre 2021 (voir nos chroniques du « T1 » et du « T2 »), ce « T3 » de « 421 : l’intégrale » narre les mutations d’une série qui aura d’abord lorgné vers l’aventure d’espionnage humoristique, avant de se tourner vers plus de réalisme. Nous avions quitté 421 en 1987-1988 dans « Les Enfants de la porte », sixième titre qui relançait alors la série sur une voie postmoderne encore surprenante à l’époque. Ainsi, lorsque apparait en couverture de Spirou n° 2626 (17 août 1988) un visuel lançant la prépublication d’une nouvelle aventure, les lecteurs s’attendent… à tout. Mais, à l’heure où débute « Falco », l’ensemble de la presse jeunesse est en train de vivre un sale quart d’heure : le grand rival Tintin cessera de paraître en novembre 1988, Pilote en octobre 1989 et Pif gadget en novembre 1993. Pour tenter de redresser la barre du pessimisme ambiant et pour faire face à ces nouveaux concurrents éditoriaux nommés Glénat, Delcourt ou Soleil, Patrick Pinchart (rédacteur en chef de Spirou) et Philippe Vandooren (directeur éditorial) doivent prendre des décisions majeures. Ils décident de recentrer le magazine vers une cible de jeunes adolescents, plus férus d’humour (« Cédric », « Le Petit Spirou », « Cupidon », etc.) et de jeux vidéo (« Kid Paddle »). Des directions qui peinent cependant à relever le niveau des ventes d’un périodique retitré Spirou Magaziiiine à partir du n° 2634, le 5 octobre 1988. Autre orientation optionnée : les séries réalistes ou plus adultes quittent la prépublication pour paraitre directement en albums. Elles seront remplacées par des séries d’aventures destinées aux jeunes lecteurs, à l’instar du passionnant « Jimmy Tousseul » (Daniel Deshorger et Stephen Desberg).
En raison de ses nombreuses qualités, « 421 » continuera d’être prépublié dans Spirou jusqu’à son ultime épisode en 1992. En guise de repères pour juger si un album est rentable ou pas, éditeurs et auteurs suivent fébrilement la courbe des ventes – et le terrible seuil de rentabilité, encore très élevé durant cette période : à 15 000 exemplaires ! Heureusement pour « 421 », les ventes tournent encore à 20 000 exemplaires par titre ; un coup de pouce non négligeable dans la mesure où la rémunération des droits liés aux planches prépubliées (différente des droits sur la vente des albums) profite d’évidence aux auteurs les plus chanceux. À ceci près que Vandooren, alors plus soucieux d’attirer de nouveaux auteurs susceptibles d’alimenter la prestigieuse collection Aire libre (initiée par Van Hamme en 1988), n’apprécie guère « 421 » ! Mis sous pression en dépit de leurs chiffres de ventes positifs, Desberg et Maltaite allaient devoir se dépasser…
Dans « Falco » (album paru en mai 1989), 421 est chargé d’infiltrer un groupe de nationalistes américains. Parmi eux figure Nigel Ganley, réputé œuvrer pour la CIA. Cet individu inquiétant est-il responsable de la disparition de Tarik Al-Din, un proche des milieux terroristes arabes qui devait fournir des renseignements cruciaux aux services britanniques ? Dans « Les Années de brouillard » (dans Spirou du n° 2686 au n° 2694, du 4 octobre au 29 novembre 1989 ; tome 8 paru en album en avril 1990), c’est l’espionne anglaise Morgane Angel qui est chargée de faire toute la lumière sur le passé de 421 : que lui est-il arrivé, enfant, lors de sa disparition dans la région asiatique du Triangle d’or ? Alors qu’elle remonte sa trace, notre héros ne la perd lui-même pas de vue… « Morgane Angel » (dans Spirou du n° 2737 du 26 septembre jusqu’au n° 2748 du 12 décembre 1990 ; tome 9 en album en mars 1991) est à nouveau mise à l’honneur : présentant à ses supérieurs les résultats de ses recherches sur l’agent 421, l’espionne s’en fait un ennemi. Plant va se créer une autre identité pour assouvir sa vengeance… en séduisant la jeune sœur de Morgane. Enfin, dans « Le Seuil de Karlov » (dans Spirou du n° 2829 au n° 2839, du 1er juillet au 9 septembre 1992 ; tome 10 en album en décembre 1992), presque 30 ans avant 007 dans « Mourir peut attendre », 421 est déjà devenu un retraité des services secrets de sa majesté. Ayant monté une agence privée dédiée à des opérations spéciales, il reçoit pour contrat d’éliminer un ancien lieutenant de Saddam Hussein, un meurtrier sans scrupule. Une mission qui réclame des compétences : une certaine Morgane Angel pourrait bien aider notre héros à achever cette sale besogne.
On le voit, les différents scenarios proposés pour « 421 » n’hésitèrent plus à faire largement référence à l’actualité internationale : vague d’attentats islamistes à Paris (1985-1986), dislocation de l’URSS (1989-1991), Première Guerre du Golfe en Irak (1990-1991), opérations de la CIA… En 1992, « 421 » est cependant interrompu, pour ne pas dire effectivement renvoyé à sa retraite, cédant la place à d’autres séries policières, parfois plébiscitées depuis plusieurs années, dont « Jérôme K. Jérôme Bloche » (1982), « Soda » (1986) ou les éternels « Tif et Tondu » (repris par le duo Sikorski/Lapière entre 1990 et 1997). Quelles suites étaient prévues par les auteurs ? Nous vous laisserons la surprise de ces dévoilements, commentés au cœur du tome 3 de l’intégrale. Tout au plus pourrons-nous in fine vous montrer cette planche inédite, promesse d’une aventure spin off qui aurait pu redémarrer sur les chapeaux de roues. Qui sait ? Tel James Bond, « 421 (ou Morgane) will return » ?
Annoncé pour octobre 2022 chez Fluide glacial, « Hollywoodland », prochain ouvrage d’un diptyque signé par Maltaite et Zidrou (tome 2 prévu en juin 2023), sera pour sa part consacré aux cent ans du rêve hollywoodien. Une autre manière de songer à l’aventure, sur case et grand écran…
En complément de ce dossier, nous laissons la parole à Éric Maltaite (merci à lui pour ses réponses) :
La période évoquée (1988-1992) fut celle des grands bouleversements chez Dupuis et dans Spirou : Stephen Desberg et vous-même avez-vous dû lutter âprement pour défendre la prépublication de votre série ?
Éric Maltaite : « Oh, ça a commencé bien avant, en fait dés l’arrivée de Philippe Vandooren. Il est dit quelque part qu’il voulait recentrer le journal vers l’humour (…), mais en fait il n’aimait pas la BD dite « classique ». Il voulait du renouveau à tout prix et ça passait par la case nettoyage. Même mon père en a été la victime, exit « Isabelle » ! Dés « L’Empire du milieu », la pression était là pour « 421 ». Ce qui nous sauvait, c’était de bonnes ventes : avec les retirages et la version néerlandaise, l’on vendait aux alentours de 30 000 exemplaires, plus ou moins. Mais Van Do était très fort : il a fini par avoir notre peau… »
Comment fonctionnait au juste votre duo lors de la réalisation d’un nouvel album : une réflexion commune sur le thème central ou les grandes orientations scénaristiques, ou plus simplement des planches dessinées à partir d’un scénario entièrement rédigé ?
É. M. : « Il n’y avait pas de système, de trucs ou de protocole. Au début, de manière informelle, nous sortions beaucoup ensemble, nous avions une passion commune pour le cinéma, nous y allions beaucoup, avec une petite passion pour les films de série B genre « Le Septième Continent perdu, mais retrouvé ». C’est d’ailleurs de là que sont nées nos toutes premières BD dans Tintin. Et puis, il y a eu « James Bond »… Durant tout le début de notre collaboration, nous nous sommes retrouvés un nombre infini de fois chez le glacier Zizi à Uccle ou à pas d’heure au cimetière d’Ixelles dans un bistrot étudiant, à refaire le monde et à poser les bases de ce qui deviendrait les scenarii de Stephen. À partir de « Falco », Stephen a pris les choses en main, nous sommes beaucoup moins sortis et les scénarios ont pris un tour plus sérieux, plus adulte. »
Terrorisme (dans « Falco »), passé tourmenté du héros (« Les Années de brouillard »), double jeu entre espions, réflexion sur les valeurs à défendre : la série ne se dirigeait-elle pas vers (toujours) plus d’introspection et de réalisme, au risque de perdre un lectorat plus féru d’aventures humoristiques ? Comment arriver à cibler précisément le public de « 421 », outre les fans de récits d’espionnage ?
É. M. : « Le public a toujours bien suivi, les ventes augmentaient régulièrement. Il faut dire que bien que les sujet traités aient été de plus en plus sérieux, nous prenions garde à ne pas casser les codes du genre. D’un bout à l’autre, « 421 » a toujours été un savant mélange d’aventure, d’action, et… même – dans les premiers – de réflexion ; c’est juste le dosage qui a changé au fil des années. Pensez, « Guerre froide » (le tome 1) parle d’une internationale terroriste, « Suicide » … pas besoin d’un dessin, etc. »
Au-delà du tome 10, qu’aviez-vous prévu pour Jimmy Plant ? À l’heure des reprises actuelles, la question de la relance de « 421 » a-t-elle été évoquée par Dupuis ?
É. M. : « Dupuis se « recentrant » finalement sur son patrimoine, « Tif et Tondu », « Choc », « Zorglub », j’en passe et des moins bons, oui on m’a proposé il y a deux ans de faire une reprise de la série. J’ai écrit « Voir Bali et mourir » avec un 421 qui aurait prit de la bouteille, mais … c’était « trop léger » pour eux. C’est un peu de ma faute, quand je travaille sur un scénario, je n’aime pas écrire tout de manière détaillée dés le début. Une bonne idée se suffit à elle même et il faut garder des possibilités d’améliorer l’histoire en cours de route, ne pas se priver d’une super idée qui surgirait. C’est grâce à cette frilosité vis a vis des histoires « trop légères » que j’ai finalement signé un « Hollywoodland » chez Fluide glacial avec Zidrou. Je vous assure que c’est tout sauf léger : Zidrou m’a écrit un album digne d’un Altman ou d’un Jarmush ! »
Quid, pour finir, de cette belle planche inédite, voyant Morgane Angel en pleine course-poursuite londonienne ? Le tome 1 d’un potentiel spin-off de « 421 », d’après le titre « Extrême Préjudice » ?
É. M. :« Pour « Morgane Angel », juste après nous être fait viré, j’ai écrit et dessiné le début de ce spin-off qui fut, comme d’habitude, refusé. Ce qui est énervant chez Dupuis, c’est que bien souvent, il n’y a même pas de dialogue, on est souvent en mode on/off. Chez les différents éditeurs avec lesquels j’ai pu travailler, cela n’a jamais été le cas ; car les éditeurs savent ce qu’ils veulent, mais restent à l’écoute. Au pire, ils vous envoient une petite lettre d’explication, ce qui m’est arrivé avec Le Lombard, où Yves Sente s’était fendu d’une belle lettre, suite au refus d’un projet. Chez Fluide, il y a un dialogue permanent : c’est génial.. Pour « Voir Bali et mourir », il existe trois pages, elles sont reproduites dans l’intégrale : le début d’« Extrême Préjudice », mais aussi de « Rendez-vous à la Khyber Pass »… et même le début de la dernière histoire que Stephen m’a écrite. »
Philippe TOMBLAINE
« 421 : l’intégrale » T3 par Éric Maltaite et Stephen Desberg
Éditions Dupuis (29,95 €) – EAN : 979-1034766598
Parution 16 septembre 2022