Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...« L’Impudence des chiens » : que vous soyez impuissant et misérable…
Le comte de Dardille a déserté le lit conjugal… et risque de tout perdre ! Car sa femme, Amélie de Figule, peut légitimement réclamer à la fois le divorce et la moitié de sa fortune. Pour défendre son honneur, Dardille doit se préparer à l’épreuve du Congrès : il lui faudra impérativement contenter sa femme, sous l’œil d’un public lubrique et de juges impartiaux. Charge pour un facétieux et vert galant marquis de préparer son ami le comte au défi…
Sexualité, érotisme, pornographie font toujours les beaux jours de la bande dessinée, plus ou moins libérée du moralisme d’antan. L’on n’aura ainsi pu apprécier ces dernières années des titres et soubresauts médiatiques liés aux parutions d’« Extases » (la jeunesse débridée de Jean-Louis Tripp), de l’iconoclaste « Niala » ou – dans une moindre mesure – des HS thématiques de L’Immanquable. Même les Cahiers de la BD s’y étaient mis en 2019 en explorant toutes les fesses… faces… du cul-tissime « Le Déclic » de Manara.
Avec le one-shot « L’Impudence des chiens », Aurélien Ducoudray et Nicolas Dumontheuil signent assurément l’un des très grands titres de cette rentrée. Dynamitant le récit historique conventionnel, les trublions narrent en 80 pages l’improbable épreuve du Congrès (du latin congressus : rencontre, entrevue) : à partir de la Renaissance, saisie le plus communément suite à une plainte de l’épouse, la justice intentait une épreuve au mari afin de prouver son impuissance sexuelle. Si cette dernière était avérée, l’annulation du mariage et la prononciation de la séparation (la loi qui entérine le divorce n’est promulguée qu’en 1792 en France) pouvaient être officialisés. Peu commune, l’épreuve du Congrès se déroulait dans un lit clos, entouré d’experts nombreux : juges et avocats des deux partis, conseilleurs et officiels, greffiers et médecins judiciaires, matrones et… simples curieux. Avouons que cette ordalie sexuelle, conjuguée à l’absence d’intimité et à la probable lassitude ressentie face à une épouse devenue moins attirante, était assez peu susceptible d’éveiller le désir du mari ! Les erreurs d’appréciation, nombreuses, font aujourd’hui sourire : ainsi du marquis de Langey, accusé d’impuissance en 1656 par sa femme âgée de 25 ans. Mécontent, l’infortuné accepte l’épreuve, mais ne convainc pas ses juges. Las : après avoir divorcé et perdu quelques terres données à son ex-épouse, il se remarie avec une protestante… qui lui donnera six enfants ! La Justice, consciente des aléas et erreurs liées à des procès en impuissance a priori peu concluants, finira par abolir l’épreuve du Congrès en 1677.
Comme le montre la couverture de l’album, les auteurs transforment cette épopée judiciaire en une savoureuse comédie érotico-burlesque. Outre la dualité époux inquiet-ami lubrique et la présence de prostituées délurée, cadre et costumes dignes du Nouveau Régime nous renverront donc plutôt ici à divers intrigues mêlant fable polissonne et leçon philosophique ; ce à la manière des « Bijoux indiscrets » (Diderot, 1748), des « Liaisons dangereuses » (Choderlos de Laclos, 1782), de « L’Histoire de ma vie » par Casanova (manuscrit écrit de 1789 à 1798) ou de « Justine ou les malheurs de la vertu » (marquis de Sade, 1787-1791). Par delà ces diverses références, que nous dit le choix du titre « L’Impudence des chiens » ? L’impudence désigne l’attitude outrancière d’une personne agissant volontairement de manière offensante, ou contraire à la bienséance. Accolée à l’animalité, le nom féminin souligne le fait que le bestiaire s’affranchit des règles morales de la société humaine : coït et saillie ne sont certes pas réservés aux lieux intimes, ni réduits aux périodes nocturnes. Longtemps réprimés par la morale chrétienne médiévale, amour et sexualité peinent encore à s’exprimer aux XVIe et XVIIe siècles : d’un monde social à l’autre, l’on critiquera cependant bientôt les mariages de convenance et l’inconfort d’une sexualité qui ne soit pas pleinement choisie (voir Shakespeare, Molière ou Marivaux). Longtemps, seule l’aristocratie jouira du monopole – parfois sordide – de la consommation des jeunes corps : esprit révolutionnaire, pensée scientifique et combat pour la libération des femmes mettront encore des décennies pour permettre une sexualité assumée, jugée autrement qu’un flirt avec le diable. Ne boudons en conséquence pas notre plaisir de lecteurs du XXIe siècle : car, en transformant le lit conjugal en champ de bataille, et les préparatifs de l’épreuve en parcours du combattant (… du sexe), les auteurs font ironiquement mouche à chaque page. D’une séquence à la suivante, tout est exposé et exprimé vigoureusement et pour ainsi dire fortement, car le sexe faible n’existe pas !
Philippe TOMBLAINE
« L’Impudence des chiens » par Nicolas Dumontheuil et Aurélien Ducoudray
Éditions Delcourt (19,99 €) – EAN : 978-2413043607
Parution 31 août 2022