« Le Tueur » : la mort dans la peau, selon Matz et Jacamon…

En octobre 1998, Matz (au scénario) et Luc Jacamon (au dessin) dévoilaient dans « Long feu » le quotidien tourmenté d’un tueur à gage exécutant – plutôt froidement… – ses contrats. En suivant les états d’âmes, les réflexions et les souvenirs de cet antihéros longtemps demeuré totalement anonyme, les lecteurs plongeaient dans un passionnant polar postmoderne et métafictionnel. En voie d’adaptation cinématographique sur Netflix par David Fincher, la série, riche de 13 tomes et complétée à ce jour par trois albums dérivés (« Le Tueur : Affaires d’État ») méritait bien qu’on lui consacre ce dossier spécial…

Un Tueur qui fera long feu ! (Couverture et premières planches du T1 - Casterman 1998-2022).

Avec un tournage débuté à Paris en novembre 2021 et achevé fin mars 2022 en République dominicaine, « Le Tueur » (« The Killer » en VO) n’a jamais été aussi médiatique. Le film de David Fincher, dont la diffusion est espérée en fin d’année, est scénarisé par Andrew Kevin Walker, collaborateur de longue date du réalisateur, associé à ce titre aux très noirs « Seven » (1995), « The Game » (1997) et « Fight Club » (1999). Si Michael Fassbender endosse pour l’occasion l’identité d’un homme au physique passe-partout et a priori sans histoires, digne de son modèle graphique, les habitués de la série reconnaîtront sans nul doute quelques points de fidélité notables. À commencer donc par le mystère lié aux origines du personnage et par sa zone d’activités : dans le premier tome de la série, « Long feu », le tueur, attendant sa cible à Paris, se remémore ses débuts et ses premiers contrats. Dans les tomes suivants (le cycle 1 se clôture en 2003 avec le « T5 : La Mort dans l’âme »), le Tueur remonte la piste – inévitablement sanglante – de commanditaires ayant maladroitement tenté de l’éliminer, lui et sa compagne, en Amérique du Sud. Des ennemis enrichis par le trafic de drogue et pensant avoir le bras long, mais n’étant pas à l’abri de la vengeance d’un exécutant certes dépourvu de scrupules… même s’il a encore des principes et un code moral.

Affiche teaser pour le film de David Fincher (2022).

Une esthétique de la prédation (couvertures pour les T2 et T6, Casterman 2000-2007-2022).

Fidèle et silencieuse sur les agissements de son compagnon, la complice du Tueur est une Vénézuélienne qui lui donnera un fils ; ces deux personnages secondaires resteront aussi anonymes que le Tueur lui-même (voir le T6 « Modus Vivendi », en 2007). Ayant développé une amitié avec Mariano Schloss, criminel appartenant à un cartel colombien, Christian (le véritable prénom de notre tueur-sans-nom) reprend du service quatre ans après le cycle précédent. Œuvrant pour le parrain de Mariano, le Tueur comprend néanmoins que la mission d’élimination qu’on vient de lui donner parait très suspecte, pour tout dire instrumentalisée au profit d’intérêts stratégiques américains… De fait, dans le T7 (« Le Commun des mortels », en 2009), il refusera d’éliminer un jeune Cubain, commissaire spécial en charge des affaires pétrolières. Un double jeu dangereux débute, dans lequel le Tueur tente de sauver sa cible tout en donnant le change à ses employeurs. L’album suivant (T8 : « L’Ordre naturel des choses », en 2010) plongera un peu plus le personnage dans les arcanes d’une intrigue internationale, conjuguant politique et enjeux financiers majeurs autour d’un gisement pétrolifère d’importance. Complexe et prenant souvent des détours inattendus, le brillant scénario de Matz confirme le statut d’une série cherchant à échapper aux codes : si le Tueur agit tout en nous faisant partager ses réflexions sur la condition humaine ou le destin du monde, c’est bien parce qu’il se révèle beaucoup plus humain que l’on pourrait s’y attendre. De fait, doté d’une famille et d’amis à protéger, l’antihéros montre ses failles, ses peurs et ses espoirs : la vie, plutôt que la mort qui l’environne…

Exotisme et bon temps... (T7 : couverture et premières planches - Casterman 2009-2022).

Dans les tomes 9 (« Concurrence déloyale », 2011) et 10 (« Le CÅ“ur à l’ouvrage », 2012), pris entre deux feux américano-cubains, le Tueur se laisse convaincre par Mariano de s’associer avec Haywood, un ex-agent de la CIA, qui lui fait entrevoir une ultime mission, suivie d’une retraite dorée. Direction le Mexique pour y entamer une reconversion en tant que patron… d’une société pétrolière, la Petroleo Futuro Internacional, chargée de valoriser les gisements récemment découverts pour le compte de Cuba. Évidemment, tout ne se passera pas tout à fait comme prévu. Le troisième cycle -débuté en janvier 2013 avec le T11 (« De la suite dans les idées ») et poursuivi avec les tomes 12 (« La Main qui nourrit », en 2013) et 13 (« Lignes de fuite », en 2014) – relance l’intérêt et la perspective de la série en illustrant, de nouveau quatre années après le cycle précédent, l’ultime confrontation entre le Tueur, dont les affaires sont florissantes, et son vieil colombien Mariano. Ce dernier, devenu ministre dans son pays et désireux de s’élever jusqu’au poste suprême, aspire en effet à faire disparaître toute concurrence… Rattrapé au Chili par son passé, ses errances et son nihilisme parfois impulsif, notre solitaire n’aura d’autres choix que de se battre pour tenter de revenir à l’anonymat, dans une éternité glacée (celle de la Terre de feu) éloignée de la folie des hommes. Être tueur n’est pas un métier de tout repos… place au cimetière exceptée !

Une fiction dans le réel (première planche du T9 - Casterman - 2011-2022).

Crayonné pour la couverture du T13 (2014).

En effet, dans la série dérivée « Le Tueur : Affaires d’État », démarrée chez Casterman en janvier 2020 avec « Traitement négatif », le héros reprend du service malgré lui. Retrouvé par les services secrets français au fin fond de la Patagonie, le Tueur n’a pas le choix, devant se (re)mettre au service de la République pour une mission très spéciale : éliminer un notable du nord de la France, coupable de corruption et de trafics illicites. Atmosphère poisseuse, ambiance désabusée, commentaires cyniques et arcanes délétères font leur retour, à l’aune d’un job semi-officiel où les cibles ne sont ni meilleures ni pires que les précédentes. Planqué au Havre dans le T13 (« Variable d’ajustement », en octobre 2021), notre barbouze achèvera d’y faire le ménage dans l’ombre des autorités officielles. Notre antihéros taciturne trouve-t-il au final son compte dans ce véritable état des lieux glaçant des enjeux de pouvoir et de corruption : rien n’est moins sûr. Bien que la fiction puisse être inspirée par des affaires et dossiers bien réels, la ville française se révèle dans tous les cas toute aussi angoissante que la jungle sud-américaine, quadrillée par les liquidateurs des cartels…Qui vivra verra un jour la suite !

« Vivre avec... » (extrait du T13 - Casterman 2014-2022)

Un Tueur qui doit régler les affaires pour l'Etat (couvertures des T1 et T3 - Casterman 2019-2022).

Outre son scénario tracé (qui a dit exécuté ?) au cordeau, « Le Tueur » ne serait rien sans le graphisme de Luc Jacamon : un trait semi-réaliste reconnaissable entre mille, alternant découpage classique et mise en scène éclatée (l’effet du miroir brisé traverse les premiers tomes), dessin rapide et effets photo-réalistes appuyés sur une solide documentation des lieux (les villes notamment). Cases sobres ou effets d’accélération, décalages volontaires entre textes et images afin de renforcer la pertinence du propos, cadrages dynamiques et dépouillés, colorisation par informatique qui intensifie – par un jeu de teintes froides ou chaudes, plus ou moins claires – la tonalité de chacune des séquences, grandes cases et effets sanguinolents réussis, rien n’est laissé au hasard. Pas de doute, côté polar et d’une case à l’autre, « Le Tueur » a depuis longtemps éradiqué tous ses concurrents potentiels… Nous retrouverons donc avec un plaisir certain ce cynique, mais consciencieux, mercenaire de la mort sur grand écran dans quelques mois : rien que de plus normal, sachant que Matz (également auteur de « Du plomb dans la tête », d’une adaptation du « Dahlia noir » et de la série « Tango ») avait initialement été inspiré par le cinéma de Jean-Pierre Melville (« Le Samouraï » en 1967) et de Sergio Leone (« Il était une fois en Amérique », 1984) : les tueurs se renverraient-ils consciemment la balle ?

Ex-libris Boulevard des bulles et BD Must (2011).

Philippe TOMBLAINE

Dernier album paru : « Le Tueur – Affaires d’État T3 : Variable d’ajustement » par Luc Jacamon et Matz

Éditions Casterman (11,50 €) – EAN : 978-2-203-22337-0

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