Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...« Automne en baie de Somme » : quand le polar réveille l’Art nouveau…
Dans le Paris de la Belle Époque, l’inspecteur Amaury Broyan mène l’enquête : un art difficile, qui a ici pour sujet l’assassinat d’un riche industriel, et pour décor la baie de Somme. Des quartiers cossus aux milieux populaires, art (nouveau), argent (sale) et beauté (fatale) ne font pas toujours bon ménage… Femme froide ou maîtresse incandescente, il n’y a en vérité pas de saison pour le crime ! En 64 pages, Philippe Pelaez et Alexis Chabert nous immergent de manière très esthétique dans la bande dessinée historique et policière : un volume qui initie, de fort belle manière chez Bamboo, une nouvelle série du label Grand Angle.
Philippe Pelaez ne s’arrête jamais ! Ou plutôt, comme il l’avoue lui-même : « Je travaille beaucoup. Pendant les vacances scolaires, il m’arrive de consacrer 18 heures par jour à mes scénarios, de 4 h du matin à 22 h. » Alors, évidemment, avec un tel rythme, les titres écrits par ce professeur réunionnais d’anglais et de cinéma s’enchainent à une vitesse folle. Ces derniers mois, les lecteurs auront ainsi pu découvrir « Histoires de guerre » (dessin par Francis Porcel ; Bamboo/Grand Angle, septembre 2021 et avril 2022), « L’Enfer pour aube » (dessin par Tiburce Oger ; Soleil, mars 2022), « Le Bossu de Montfaucon » (dessin par Éric Stalner ; Bamboo/Grand Angle, deux tomes parues en mars et mai 2022) et « Furioso T1 : Garalt est revenu » (dessin par Laval NG ; Drakoo, avril 2022). En août prochain, place encore à « L’Écluse » (dessin par Gilles Aris ; Bamboo/Grand Angle), titre prouvant s’il en était besoin que l’auteur est à l’aise sur tous les genres, polar, historique, aventure ou science-fiction.
Concernant la genèse du présent album, l’auteur explique : « Au départ, c’est Hervé Richez, le directeur éditorial de Grand Angle, qui recherchait une histoire pour Alexis Chabert. Ce dernier voulait dessiner quelque chose autour de l’Art nouveau et m’a demandé si j’avais quelque chose en tête. Et j’ai toujours quelque chose en tête ! Donc, j’ai développé cette histoire à tiroirs, dans laquelle chaque personnage semble cacher quelque chose. D’un autre côté, j’avais également envie d’approfondir un peu ce que j’avais fait avec Tiburce Oger sur « L’Enfer pour aube », paru en mars chez Soleil : un récit fort, centré autour de la femme au tournant du XXe siècle. L’action se déroule donc dans le Paris de la Belle Époque qui, en 1896, est le centre du monde avec comme point d’orgue l’Exposition universelle de 1900, après celle de 1889. C’est un tourbillon culturel et social ou l’art explose (peinture, cinéma, mais aussi science) et progresse à pas de géant. La ville a changé et s’est embellie avec les travaux d’Haussmann, qui ont néanmoins rejeté une grande partie de la population dans des quartiers beaucoup moins attrayants. D’ailleurs, si la période voit le développement de la bourgeoisie, elle est aussi marquée par les mouvements anarchistes et le développement de la criminalité organisée avec les fameux Apaches. »
En matière d’art et d’époque, la magnifique couverture ne trompe pas sur le contenu : dans la partie supérieure, une belle ingénue dénudée fait directement référence aux muses d’Alfons Mucha. Arrivé à Paris en 1887, ce jeune illustrateur tchèque fait fureur suite à une rencontre fortuite avec Sarah Bernhardt : seul artiste disponible lors des fêtes de fin d’année 1894, il réalise en urgence le dessin d’une nouvelle affiche de spectacle pour la diva (« Gismonda »). Affiché le 1er janvier, son dessin impressionne. Mucha y a imposé d’emblée son format (une composition grandeur nature), son amour des silhouettes féminines éthérées et ses auréoles de mosaïque dorée, à mi-chemin entre art byzantin et esprit des floralies. Avec son déploiement de blanches colombes ensoleillées en arc de cercle, l’intrigue se positionne dans « Automne en baie de Somme » en contrepoint d’une première qualité redoutable : la beauté.
Dans la partie basse, la baie de Somme picarde s’étale, laissant un voilier désemparé et échoué. Symbolisant la destruction, la ruine ou l’arrêt des affaires, et par voie de conséquence des soucis d’argent, l’image nous conduit à formuler l’hypothèse suivante : une femme aurait-elle – volontairement ou non – conduit un quelconque dirigeant (capitaine, commandant, directeur ou président) à sa perte ? Au-delà du canevas policier ou de l’emballage Art nouveau, c’est la description sociale et le plaidoyer féministe qui percent également au travers du récit : allégorique (la République, la femme allaitante, etc.) ou émancipée, la femme peut subtilement conduire la barque en coulisse… à moins de mener tout le monde en bateau, principe que devra démontrer l’inspecteur Broyan. Ce dernier, véritable Nestor Burma de la Belle Époque, hanté par le souvenir de sa fille morte pour avoir voulu avorter, mène en parallèle une autre enquête, aux frontières de la loi.
Un cadavre (celui du riche industriel Alexandre de Breucq), sa femme Marthe, son homme de main (Simon), une maîtresse (Axelle Valencourt), un jeune peintre (Hugo Thernissien) et des Apaches : minutieusement décrits, ces divers protagonistes permettent de circonscrire la vie parisienne, des grands boulevards aux taudis de Montmartre en passant par les cabarets et le monde industriel. Traduisant graphiquement cette atmosphère à merveille, Alexis Chabert (dessinateur notamment de « Bourbon Street » en 2011-2012 ou de « Sacha Guitry : Une vie en bande dessinée » en 2017) évoque tour à tour Van Gogh, Pissarro, Manet, Toulouse-Lautrec et bien sûr Mucha (1860-1939), ce dernier notamment pour sa série des quatre saisons, réalisée en 1896. In fine, découpé en chapitres et rythmé par des passages de l’œuvre de Nelly Roussel (écrivaine et militante féministe pour la contraception et l’avortement ; 1878-1922), l’album se hisse encore à un niveau supplémentaire ; une œuvre engagée, défendant l’histoire héroïque des longs combats féminins, bien avant l’ère #MeToo. Un beau tome BD, en somme… Un one shot qui sera suivi d’un deuxième, intitulé « Hiver, à l’Opéra », avec la danse en guise de nouvelle toile de fond.
Philippe TOMBLAINE
« Automne en baie de Somme » par Alexis Chabert et Philippe Pelaez
Éditions Grand Angle (15,90 €) – EAN : 978-2818979204
Version toilée (19,90 €) – EAN : 978-2818994207
Parution 25 mai 2022