Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...« Jesse James » : le western sous les feux de la vengeance…
620 000 morts, une nation déchirée et des territoires dévastés… Période charnière de l’histoire américaine, la guerre de Sécession (1861-1865) met fin à l’esclavage, mais ruine l’économie sudiste, renforçant les traumatismes et les rancœurs vengeresses. Dans le Missouri, le destin de Jesse James est ainsi marqué au fer rouge, un jour de 1863 : les menaces exprimées par une patrouille nordiste, conjuguées à l’esprit de vengeance et au sentiment d’humiliation des vaincus, vont transformer au fil des années ce fils de pasteur en un hors-la-loi sanguinaire…. Retraçant avec brio le destin de cette figure charismatique du western, Dobbs et Regnault signent un album puissant, par ailleurs premier opus de la nouvelle collection La Véritable Histoire du Far-West, coéditée par Glénat et Fayard.
Alors que s’achève chez Soleil la collection West Legends (six tomes parus entre 2019 et 2022, dont le récent « Butch Cassidy & the Wild Bunch », publié en janvier dernier), voici donc que débute chez Glénat une collection dont – dixit l’éditeur – « l’ambition est de raconter l’histoire du Far West dans la plus pure tradition du western et d’après les derniers acquis de la recherche, sans rien occulter de sa part d’ombre et en la dépouillant des oripeaux du mythe ». Le mythe, justement, se sera saisi prématurément de Jesse James. Et pour cause : sa jeunesse, son physique avantageux, sa révolte sanguinaire, sa traque par les détectives de l’agence Pinkerton, puis son assassinat en avril 1882, transcendent le rebelle (potentiel justicier au grand cÅ“ur pour les Sudistes…) en figure du Far West, digne de Billy the Kid, Calamity Jane ou des frères Dalton.
Difficile de parler de Jesse James sans évoquer quelques transcriptions romanesques précédentes. Les premières émanent des Western Dime Novels : des magazines anglo-saxons à bon marché et ancêtres du roman de gare, tels « The Jesse James Stories ». Dès 1900, ces récits dépeignent leur héros alternativement comme un hors-la-loi américain, un voleur de banque et de train, un guérillero et le chef du gang des frères James-Younger. On retrouvera ses variantes en chanson (« La Légende de Jesse James » en 1934) ou sur grand écran : comme l’on peut en juger uniquement avec l’évocation de titres tels « Le Brigand bien aimé » (Henry King, 1939), « Les Rebelles du Missouri » (Gordon Douglas, 1951), « La Légende de Jesse James » (Philip Kaufman, 1972), « Le Gang des frères James » (Walter Hill, 1980) ou « L’Assassinat de Jesse James par le lâche Robert Ford » (Andrew Dominik, 2007). En bande dessinée, bien sûr, Morris et Goscinny auront pu se moquer à loisir des nombreux clichés précédemment évoqués : dans leur « Jesse James » (1969), l’homme n’a rien d’un honorable Robin des Bois américain désireux de redistribuer aux pauvres les valeurs prises aux plus riches ! Une vision parodique à l’opposé de celle développée par la série de comic books « Jesse James ». Créée en 1950 par Avon Publishers et illustrée notamment par Joe Kubert, Wallace Wood ou Carmine Infantino sous des couvertures réalisées par Everett Raymond Kinstler, la série rendit populaires les exploits criminels (des récits le plus souvent imaginaires et transformés en véritables contes du Far West) des frères James et d’autres aficionados des armes à feu.
Débutée en 1866 et poursuivie durant seize années, la carrière criminelle de Jesse James, associé à son frère Frank, au trio des cousins Younger et à quelques amis, sera donc essentiellement mue par… l’appât du gain. Le 13 février 1866, l’attaque de la First National Bank de Liberty (Missouri), la première du genre en temps de paix, leur rapporte ainsi 17 000 dollars. Ce succès les encourage à poursuivre une carrière de desperados, en marge d’une société américaine en pleine reconstruction…
Durant une quinzaine d’années, James et Frank vont multiplier les attaques de banques et de trains, leurs exactions – vols mais aussi meurtres – étant amplement relatées par la presse et les dimes novels. Très vite, politique et justice sont divisées : certains pensent qu’ils nuisent à l’image des états du Midwest, en freinant une immigration pourtant jugée nécessaire au développement économique. D’autres leur trouvent des circonstances atténuantes : ce sont des « victimes de la guerre ». Né le 5 septembre 1847 près de Kansas City, Jesse est le fils d’un pasteur très vite disparu lors de la ruée vers l’or californien. Jesse connaitra, dès 1850, les premiers affrontements limitrophes entre Kansas et Missouri, avant de s’engager parmi les confédérés en 1861. Après l’épisode humiliant du pillage de la ferme familiale, il sera jugé trop jeune en 1863 pour intégrer pleinement l’armée sudiste. Dépité, il s’engage alors dans la troupe de William Quantrill et Bill Anderson, composée d’irréguliers (les Buschwakers), responsables de massacres et de crimes au Kansas et au Missouri (sur ce thème, lire : « Le Cycle de Quantrill » dans « La Jeunesse de Blueberry », 1985-1987 ; « Les Tuniques bleues T36 : Quantrill », 1994). Une vie de guérilla interrompue par la capitulation sudiste, signée à Appomatox en avril 1865. Attaqué et blessé, alors qu’il cherche à se rendre dans un camp nordiste, Jesse James voit sa famille expulsée vers le Nebraska et confrontée aux endettements bancaires. Une rancÅ“ur supplémentaire qui le convaincra d’attaquer… la banque locale !
Concernant la genèse de cet album, le scénariste Dobbs explique : « « Jesse James » et « Wild Bill Hickok » sont les deux premiers tomes d’une toute nouvelle collection de l’éditeur Glénat, La véritable histoire du Far-West, dont la caution historique est le spécialiste des USA Farid Ameur (Fayard). J’ai écrit « Wild Bill » pour Ennio Bufi et j’ai co-écrit « Jesse James », mené par mon ami Chris Regnault qui m’a demandé un coup de pouce sur son traitement. C’était l’occasion rêvée de retravailler ensemble depuis notre diptyque « L’Homme invisible » et mon livre « Méchants ». Nous avons repris nos marques et notre rythme après des séjours l’un chez l’autre, et pas mal d’échanges avec Farid, pour donner chair à cet ennemi public n° 1, braqueur de banques et de trains, dont le cœur et l’esprit étaient envahis par la rancœur et la vengeance. J’adore le côté crépusculaire de ces deux albums, et le travail hyper dynamique et expressif de Chris sur « Jesse James »… Je ne me lasse pas de cette couverture magnifique, dont il a poussé concepts et versions jusqu’au bout. C’est un artiste généreux, ça se voit, ça se ressent… »
Comment symboliser l’itinérance de Jesse James en couverture ? Multipliant par dizaines les essais avant de réaliser un visuel somptueux, Chris Regnault (un expert en la matière, puisque dessinateur de dizaines de couvertures pour les collections Les Grands classiques de la Littérature en Bande dessinée et Les Grands personnages de l’Histoire en Bande dessinée) explique longuement sur sa page Facebook : « Saviez-vous que pour obtenir une image « efficace » il fallait parfois une bonne cinquantaine de recherches ? […] À partir de ces variations, j’ai fait encore d’autres recherches, comme des distillations augmentées et ajustées, quelques détails changés, des éléments déplacés, pour en arriver au résultat que l’on connaît aujourd’hui. Je n’avais aucune autre idée que d’être « efficace », « dynamique », « puissant » pour l’œil et calibré sur le sujet du livre tout en essayant de garder les codes du genre ; et dans l’idée d’une technique « peinture » à la finalisation. […] J’adore jouer avec les compositions. Un petit écart change toute la perception d’une image (même ici avec un seul élément à prendre en compte : un mec à cheval, pour faire au plus simple !). Décaler le titre ou un bras, changer l’angle de vue donne une autre sensation, une autre perception de ce qui est raconté. Et c’est là toute la magie du métier, raconter différemment mais avec les mêmes choses et embarquer le spectateur dans quelque chose de précis, un ressenti. Et toujours cette règle que j’essaie d’appliquer et qui ne démérite presque jamais : garder 60 à 70 % de vide dans l’image (vide qui peut être lui même composé de beaucoup d’éléments, tant qu’il est fondu dans un ensemble uniforme), pour concentrer le sujet sur le reste. [Ce principe] force l’œil à aller directement à ce qu’on veut lui montrer ; pour le faire tomber dans l’image comme dans un piège. Ça l’attrape et ça ne le relâche qu’une fois qu’il a détaillé l’élément principal inconsciemment, avant même qu’il s’en rende compte. Et (a priori) il est interpellé, intrigué. »
Que suggère en définitive aux lecteurs le visuel final ? D’abord, l’atmosphère liée à la description littérale d’un Ouest crépusculaire, hanté par la violence et la destruction. Ensuite, l’expression d’une action saisie sur le vif, caméra à l’épaule : la horde sauvage déferle sur le vieux monde, tout feu tout flamme. À moins qu’elle ne tente de s’enfuir à bride abattue vers un hors-champ invisible, peut-être vers sa propre fin et donc sa propre mythologie : celle-ci, pas de hasard, sera installée dans un XXe siècle terriblement meurtrier, qui utilisera du reste l’imagerie iconique du western pour conserver le droit de porter une arme (le 2e amendement de la Constitution US). Dernier élément d’importance figurant en couverture : les couleurs (bleu, jaune, vert et noir), qui amplifient l’aspect épique et mortifère du dessin. Jesse James, titré mais non identifiable derrière son foulard, ne semble agir que par et pour le Colt (de préférence un 1873 Peacemaker). Un jour de 2003, c’est un pistolet Smith & Wesson qui fut vendu aux enchères, pour la modique somme de 350 000 dollars (303 000 €) : c’est avec cette arme que Bob Ford (également hors-la-loi) tua Jesse James le 3 avril 1882 à Saint Joseph, dans le Missouri. L’homme – qui avait peut-être calculé sa propre fin … – était mort, mais pas sa légende. Dense, réaliste, palpitant de bout en bout, sans concessions et historiquement cautionné par Farid Ameur (spécialiste et auteur d’un dossier de huit pages sur cette période américaine), le présent album y contribue pleinement tout en revisitant une figure jusqu’au-boutiste, détruite par sa surenchère de violence.
Prochains titres annoncés dans cette collection : « Wild Bill Hickok » et « Little Big Horn » puis notamment « Calamity Jane », « Alamo », « Geronimo » et « La Ruée vers l’or ». Go West !
Philippe TOMBLAINE
« La Véritable Histoire du Far-West T1 : Jesse James » par Chris Regnault et Dobbs
Éditions Glénat (14,95 €) – EAN : 978-2-344038482
Parution 18 mai 2022