Dix ans après la parution de « Résurrection », la première partie d’un diptyque accouché dans la douleur, voici enfin « Révélations » : conclusion du dernier récit du regretté Philippe Tome, décédé alors qu’il travaillait sur les dernières pages de son scénario. Les éditions Dupuis proposent, enfin, l’intégralité de cette aventure magistralement dessinée par Dan Verlinden, digne successeur de ses deux prédécesseurs : Luc Warnant et Bruno Gazzotti.
Lire la suite...L’édition complète de « Paco les mains rouges » : quand Éric Sagot et Fabien Vehlmann pimentent Cayenne !
En septembre 2013 (T1 : « La Grande Terre ») et octobre 2017 (T2 : « Les Îles »), en deux tomes de 80 pages chacun, Fabien Vehlmann et Éric Sagot racontaient le glaçant parcours de Paco les mains rouges. Cet ancien instituteur, surnommé ainsi après avoir commis un crime de sang qui venait de l’envoyer tout droit au bagne en Guyane, devait affronter le terrible régime de cet univers hors normes. L’intégrale parue ce mois-ci chez Dargaud replonge ainsi les lecteurs dans ce bouleversant récit ; sans doute l’un des meilleurs ouvrages racontant la solitude, l’entraide, la débrouille et la violence qui furent les mots d’ordre quotidiens de cet enfer carcéral…
L’on peut être condamné pour meurtre, envoyé au bagne de Cayenne à perpétuité mais s’estimer malgré tout heureux de son sort ! C’est en tout cas le sentiment de Patrick Comasson – dit Paco -, un ancien instituteur qui est satisfait… d’avoir échappé à la guillotine. Mais, dans ce nouvel univers où règnent la promiscuité, les brimades et les souffrances causées par les travaux forcés, il faut arriver à se faire respecter. Alors Paco se fait au préalable tatouer dans le dos le motif de la mort tenant la faucheuse. Avant de tenter tout simplement de survivre, entre petites (et dangereuses) combines, règlements de comptes, climat étouffant et gardiens sadiques. Mis en scène de manière faussement naïve par Éric Sagot sur un récit de Fabien Vehlmann, ce premier tome de « Paco les mains rouges » déroule une atmosphère assez particulière, entre le récit naïf et le récit de vie, plus réaliste et âpre. Notons que Sagot s’inspire ici graphiquement des ses propres souvenirs de voyages, dans la mesure où l’auteur, s’étant rendu plusieurs fois en Guyane durant les années 1990, en était revenu avec la forte envie de dessiner une histoire de bagnards. Légèreté et gravité de l’aventure donc, deux axes annoncés d’emblée il est vrai par les visuels de couvertures successivement concoctés pour ce diptyque devenu à présent une intégrale…
Revenons en 2013 : « Paco les mains rouges », titre suggérant le sang versé par le personnage central dans un excès de violence, n’est naturellement pas le premier album à évoquer le célèbre bagne de Cayenne. Couplé à celui de Saint-Laurent-du-Maroni, cette « guillotine sèche » verra 90 000 hommes y être déportés au total jusqu’en 1938, après leur embarquement depuis le bagne et la citadelle de Saint-Martin de Ré. Songeons par exemple à ces divers albums : « Aux îles, point de salut » (Caraïbéditions, 2011) et « Cayenne, matricule 51793 » (2013) de Laurent Perrin et Stéphane Blanco, à « Bélem T3 : Le Yacht du bagne » (par Jean-Yves Delitte ; Glénat, 2009) ainsi qu’à « L’Homme qui s’évada » par Laurent Maffre (Actes Sud, 2006), ouvrage qui adaptait alors un authentique récit d’Albert Londres paru en 1928. De même, il est impossible d’évoquer le sujet sans faire un quelconque renvoi au célébrissime Papillon, surnom d’Henri Charrière et évadé – plus ou moins plausible – incarné par Steve McQueen dans la superproduction homonyme de Franklin J. Schaffner (1973).
La couverture imaginée par Éric Sagot en 2013 ne garde pourtant rien des éléments visuels attendus : ni l’enfer vert de la jungle guyanaise, ni les bagnards, leurs chaînes ou leur travail de forçat ne sont ici représentés ! De fait, l’auteur privilégie ici deux thématiques très subtilement associées : celle d’une fuite, corps inconnu désireux d’échapper à la mort, et celle du voyage lointain, vers une sombre destination au-delà des mers ou des océans… Alors que l’emploi des teintes sépia et la cheminée à vapeur du navire suggéreront un récit historique ou daté, le lecteur remarquera que le titre vient s’inscrire précisément entre l’humain et l’océan. Ces deux éléments, semblablement anonymes (sur quelle mer ou océan sommes-nous au juste ? À quoi ressemble le fameux Paco ? À quelle fatalité cherche-t-il à réchapper ?), amputés (un buste vu de dos et un panorama tronqué) et finalement désincarnés, renverront de nouveau à une même image mortifère : la tête de mort sardonique et la faux prennent alors tous leurs sens respectifs… L’on devinera par ce biais que le récit de « Paco les mains rouges » est loin de servir de prétexte à l’étalement de toute l’horreur de la captivité à Cayenne. Il nous engagera à l’inverse à suivre un homme (Paco, donc…) confronté à ses choix, forcé de changer, de s’adapter, quitte à faire appel lui aussi à la violence et à la mort. Jusqu’où ses résolutions (vengeance ou espoir de liberté) vont-elles le mener ? Jusqu’où ira-t il sous l’impulsion de sa passion ?
À ses multiples interrogations, la couverture du second ouvrage ne donne que peu de réponses en 2017 : le contexte, résolument terrestre et exotique, nous fait comprendre que l’endroit n’est pas paradisiaque. Aucun héros ne se détache. Les troncs font songer aux barreaux d’une prison, tout autant que les rayures noires et blanches sur les tenues des bagnards, regroupés en bas de visuel pour écouter les consignes laborieuses données par leurs gardiens. Dureté, promiscuité, monde d’hommes contrôlés par des hommes : peu d’échappatoires perceptibles ici, à l’exception sans doute de ce que l’on voit ou devine (ciel et océan), quelque part derrière les arbres et les cabanons…
Achevons ce tour de piste par le visuel de la présente intégrale : à l’ombre de la guillotine et des frondaisons exotiques, Paco et quelques détenus jouent aux cartes. Ce rare moment de détente est trompeur : la noirceur environnante est au diapason du jeu lui-même, chacun devant bluffer, camoufler la réalité, tricher, mentir pour ne pas perdre ni la face ni un quelconque enjeu de taille lié à cette partie. Silencieux et immobiles, corps et regards s’affrontent dans un espace qui reste à jamais en huis-clos : nul n’est sensé s’évader, y compris par les loisirs, du bagne ! Reste néanmoins à savoir si Paco, bien qu’habillé d’un simple débardeur sali par la moite transpiration et la crasse, ne cache pas quelques atouts dans sa manche… Reste surtout au lecteur à comprendre quelles hiérarchies et valeurs se mettent en place, entre protecteurs et protégés, amis et ennemis d’infortune ; soit autant de couleurs et de personnalités qui percent au fil des pages, sous l’apparente uniformité chromatique. Témoignage fort sur ce système pénitentiaire qui remplaça jadis les galères royales, l’édition complète de « Paco les mains rouges » est de ces ouvrages auquel l’on songe longtemps, une fois la lecture achevée : sans doute parce que l’on mesure alors, y compris sous l’épreuve de la pandémie, sa chance d’être libre. Le loisir et le temps de pouvoir contempler, aussi : une occasion supplémentaire est donnée à chacun en fin d’ouvrage, où figure un dense cahier graphique couvrant quelques 40 pages.
« Paco les mains rouges » : édition complète par Éric Sagot et Fabien Vehlmann
Éditions Dargaud (25,00 €) – ISBN : 978-2205086621