Depuis 2021, chaque année, Tiburce Oger rassemble une belle équipe de dessinateurs et dessinatrices pour évoquer l’Ouest américain à travers des personnages authentiques – le Far West, donc – et l’exploitation de ces territoires par des individus qui oubliaient, bien souvent, qu’ils n’étaient que des colonisateurs assoiffés de richesses…
Lire la suite...« Inhumain » : escale sur une nouvelle planète interdite !
Quelque part dans l’espace, un vaisseau d’exploration s’écrase sur une planète océan inconnue. Sauvés par d’étranges créatures aquatiques, les survivants découvrent… des humains primitifs et cannibales, entièrement voués au culte du mystérieux Grand Tout. En matière de SF, Valérie Mangin et Denis Bajram n’ont plus rien à prouver : revisitant à leur manière et grâce aux crayons de Thibaud de Rochebrune tant le mythe du bon sauvage que le culte (aveugle) de l’être suprême, ils nous livrent ici un scénario aux clés de lectures multiples. Cet épais one shot de 104 pages, inscrit dans la collection Aire libre, interroge également sur le devenir de l’humanité et son inextinguible expansion…
En 2013, Valérie Mangin et Denis Bajram clôturaient la trilogie « Abymes » avec un album réalisé en duo pour la collection Aire libre chez Dupuis. Secondé par le dessinateur Thibaud de Rochebrune, le duo marque donc ici son grand retour à la science-fiction après les quatre volumes d’« Expérience mort » (Ankama, 2014 à 2016). Notons que Bajram aura aussi et entretemps poursuivi seul sa mythique série « Universal War One » avec « Universal War Two », un deuxième cycle prévu en six tomes, trois étant déjà publiés depuis 2013 et un quatrième devant paraître (en 2021…) chez Casterman.
En couverture du présent « Inhumain », une rencontre quelque peu étrange se dévoile à nos yeux. Émergeant des eaux, soutenu par quelques tentacules, un homme surarmé (fusil laser et poignard de combat), vêtu d’une combinaison spatiale digne d’une armure futuriste semble tomber nez à nez avec une tribu primitive. Composée d’êtres de tous âges, cette dernière est caractérisée par sa nudité, partiellement camouflée par des algues ou des feuillages. Barbes, cheveux longs et sagaies suggèreront un mode de vie plutôt rudimentaire. Quelques détails renforcent ce nouveau choc des civilisations : à la tête de cette peuplade inconnue, une jeune fille porte un inquiétant bâton de commandement orné de fleurs et d’un crâne. Si nul ne peut donc deviner ses intentions, pacifiques ou cruelles, tout laisse présupposer une situation duelle : le lagon, les eaux bleu-turquoise et le sable fin forment un écrin pour ces autochtones aussi nus qu’inexpressifs, rassemblés (par la colorisation brunâtre) telle une masse uniforme, sans véritable personnalité ni humanité. Une caractéristique que viendra souligner et amplifier le titre « Inhumain », lourd de toutes les connotations et significations…
Naturellement, le lecteur de SF amateur de planet opera aura ici une longueur d’avance : combien de planètes étrangères, dont les héros ne découvriront que trop tard les dangers, au-delà de leurs primes caractéristiques exotiques et déroutantes ? Ainsi, des « Mondes d’Aldébaran » (série BD par Leo, 1994), de « Planète interdite » (film de Fred McLeod Wilcox, 1956), de « La Planète des singes » (roman de Pierre Boulle, 1963), du « Monde vert » (roman de Brian Aldiss, 1962), de « Dune » (roman de Frank Herbert, 1965), du « Fleuve de l’éternité » (roman de Philip José Farmer, 1972) ou d’« Avatar » (film de James Cameron, 2009), pour ne citer que ces quelques références qui, toutes, trouveront des échos plus ou moins forts dans « Inhumain ». Il sera difficile d’en dire plus à nos curieux lecteurs dans cet article sans dévoiler quelques ressorts importants de l’intrigue : cette dernière devrait néanmoins vous tenir en haleine jusqu’à son épilogue, forcément incertain… Comme l’indique le résumé éditorial, l’album – digne sur ce point de la description des Éloïs et des Morlocks dans « La Machine à explorer le temps » (H.G. Wells, 1895) – questionne jusque dans les entrailles de ce monde inquiétant sur les tréfonds de l’âme humaine : fable philosophique avant toute, « Inhumain » nous interroge dans notre rapport à l’autre et sur le prix à payer pour maintenir notre liberté.
Particularité notable de cette couverture publiée par Dupuis : la nudité, qui n’est jamais une évidence dans notre monde versé dans la polémique, quel que soit le sujet de l’album. Loin de toute pudibonderie, précisons que des grands éditeurs comme Glénat n’avaient jadis guère hésité à publier (notamment au sein de la collection Vécu) quelques couvertures plutôt dénudées, sans que nul ne s’en offusque plus que de raison, (du moins hors des murs scolaires !). Si le visuel d’ « Inhumain » n’en fait pas un aspect frontal, voyons surtout que certains personnages ont été très pudiquement couverts ou assombris en arrière-plan. Interrogé sur ce point, Thibaud de Rochebrune explique : « En fait, à notre grande surprise, non, la nudité n’a pas été un problème. Je m’attendais effectivement a ce que le fait de représenter des personnages nus sur la couverture (et particulièrement des hommes) pose souci ; non seulement à Dupuis, mais à d’autres aussi (pour les vendeurs en ligne notamment, Amazon ou la Fnac). Mais la question n’a même pas été évoquée. Je pense que les couleurs de la couverture sont suffisamment décalées pour que ça ne soit pas considéré comme problématique… Enfin, j’imagine que ça doit être ça ! »
Concernant la genèse de ce visuel, le dessinateur commente : « Nous avons commencé a travailler sur la couverture avant même que l’album ait été signé, avant que les dossiers aient même été envoyés. On voulait arriver avec une vision très claire de ce que le projet allait donner : nous avions en fait créé quatre couvertures pour ce dossier, regroupant quatre éléments important du récit. Parmi ces quatre couvertures, celle qui est aujourd’hui sur l’album est en fait celle qui fut justement la première réalisée, et qui avait établi le principe pour les 3 autres. Logique finalement ! Mais cette couverture n’est pas basée sur un concept pour autant. Elle est basée sur l’un des, voire le premier, dessin finalisé que j’ai réalisé pour présenter le peuple humain que nos héros rencontrent dans la séquence introductrice. Un premier dessin qui capturait cette idée d’exotisme et de danger, d’étrangeté et de douceur. »
« À l’époque, il n’était pas particulièrement question que ce dessin soit sur la couverture. Les images suivantes furent des premières recherches de couverture, où nous n’avions pas encore fait le lien entre tous les concepts. Mais la jeune fille du peuple de l’eau s’est imposée comme une image qui nous plaisait à tous, et lier les recherches avec ce personnage de face est finalement devenu une évidence. »
« Les versions montrées plus bas (04 et 04b) sont ces premiers montages. J’ai dessiné une version rough du peuple qui est situé derrière la jeune fille, et tenté plusieurs montages, dont les suivants. Ensuite, il a fallu un certain temps pour établir l’ambiance colorée de la couverture, comme vous pouvez le voir ci-dessous… (05). On parle de plusieurs mois, pendant que le dossier avançait, en parallèle d’un autre album en cours à l’époque. La version 06 est la version qui était présente dans le dossier. Elle est déjà extrêmement proche de la version finale. On est revenu dessus lorsque je suis arrivé aux alentours des pages 60/70 de l’album, il me semble… Au dessin, j’ai repris et amélioré les personnages qui me plaisaient le moins, mais ni la jeune fille ni l’armure spatiale n’ont été retouchés. C’est donc surtout sur quelques détails des silhouettes de l’arrière-plan et sur le morceau du décor que j’ai essentiellement retravaillé mon dessin. Il y a ensuite eu un assez grand nombre d’aller-retours concernant les réglages couleurs, le peaufinage des reflets ; et encore quelques discussions, entre nous, mais aussi avec les collègues de l’atelier virtuel, pour arriver à la version finale ! »
Philippe TOMBLAINE
« Inhumain » par Thibaud de Rochebrune, Valérie Mangin et Denis Bajram
Éditions Dupuis (24,95 €) – EAN : 979-10-34733-02-6