Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...George Takei est allé là où aucun homme n’aurait dû aller…
George Takei est bien connu des amateurs de science-fiction pour avoir sillonné l’univers à bord de l’Enterprise, le vaisseau mythique de la série télé « Star Trek ». Depuis qu’il a quitté le costume du Lieutenant Hikaru Sulu, il use de sa popularité pour évoquer le passé de sa famille et faire avancer les droits des personnes. Durant ces rencontres, il évoque le sort de sa famille qui s’est retrouvée dans des camps durant la guerre de 39-45. Il se remémore son père, sa mère, son inconscience. C’est sa vie d’enfant qui est aujourd’hui retranscrite, avec brio, dans ce superbe roman graphique  : « Nous étions les ennemis ».
7 décembre 1941, les Japonais attaquent par surprise la base américaine de Pearl-Harbour. Aussi surprenante qu’inédite, cette agression a bouleversé les États-Unis d’Amérique. Le gouvernement de Roosevelt entra donc de plein fouet dans ce qu’allait devenir la Seconde Guerre mondiale. La peur de l’ennemi nippon fit voter des lois permettant l’expropriation et l’internement des immigrés japonais. Et ce déplacement ne concernait pas seulement les nouveaux arrivants, mais également les Américains ayant des ascendants japonais. C’est ainsi que la famille de George dû faire ses bagages à la hâte et quitter leur maison, littéralement acquise à la sueur de leur front avec leur blanchisserie. Du haut de ses cinq ans, le jeune garçon ne comprenait pas l’injustice derrière ce qui ressemblait à des vacances forcées. En effet, son père, plein de bon sens et de mesure, s’est efforcé de protéger ses enfants en leur expliquant juste ce qu’il était nécessaire de savoir, pour vivre au mieux cette situation inhabituelle et inédite pour eux. C’est ainsi qu’au printemps 1942, George et sa famille vont dorénavant vivre dans un camp entouré de barbelés. Camp qu’ils ne quitteront qu’en décembre 1945, à la capitulation du Japon, à la suite des bombardements atomiques d’Hiroshima et Nagasaki. C’est cette vie étrange que conte ce récit poignant.
« Nous étions les ennemis » n’est pas un récit larmoyant au dessin sombre et charbonneux, comme c’est souvent le cas des histoires de guerre. Le dessin d’Harmony Becker, proche de la ligne claire, montre les faits tels qu’ils sont, sans en rajouter. C’est la puissance du récit qui nous émeut. Derrière ces courbes, parfaitement maîtrisées et agréables à l’œil, se cache une réalité froide que ne ressent pas le petit garçon de cinq ans qu’est George Takei à cette époque. C’est avec cette insouciance, préservée par son père, qu’il a vécu cet événement que nos yeux d’adulte analysent comme une tragédie. Et c’est avec cette même insouciance, qu’adulte, l’acteur célèbre qu’il est devenu nous fait le récit de ce qu’il a vécu, tout en ayant, maintenant, le recul nécessaire pour comprendre la situation. Il ne noircit pas le tableau et rend ainsi hommage à la force de caractère de ses parents. Rempli de petites anecdotes qui donnent un côté humain à l’histoire, ce roman graphique se lit comme un témoignage d’une époque sombre et peu glorieuse de l’histoire. La politique des États-Unis y est expliquée, de manière factuelle et juste, sans arrière-pensée amère. Jamais les soldats américains, pions à la solde d’un pouvoir aveugle, ne sont dénigrés. Ce n’est pas un livre de revendication politique, c’est juste l’histoire d’un homme qui a compris ce qui lui était arrivé et a décidé de ne pas se taire pour éviter que cela se reproduise. Les dernières pages montrent que c’est un combat difficile et que l’être humain a malheureusement la mémoire courte.
Sans s’appesantir sur la situation tragique qu’il a traversée, George Takei offre son histoire au monde dans ce pavé de plus de 200 pages. Histoire qu’il n’hésite pas à également partager lors de conférences, comme celles qui sont mis en scène au fil des pages et qui ponctuent la temporalité du récit. C’est une vision méconnue de la guerre et de ses conséquences : un récit historique et poignant fait d’humanité et d’espoir.
Gwenaël JACQUET
« Nous étions les ennemis » par George Takei et Harmony Becker
Éditions Futuropolis (25  €) – ISBN : 9782754829540