Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...Les Serial Killers sont réunis chez Glénat : une collection pour traquer les origines du mal !
En janvier 1989, à la veille de son exécution capitale en Floride, Ted Bundy était devenu le tueur en série le plus célèbre des États-Unis. Surnommé Lady Killers par les médias et la presse à sensation, il avait alors abandonné dans son sanglant sillage plus d’une trentaine de victimes, pour la plupart enlevées, violées et assassinées entre 1973 et 1978. Revenant sur son parcours et inaugurant une collection Glénat dédiée aux serial killers d’hier et d’aujourd’hui, le criminologue Stéphane Bourgoin et le scénariste Jean-David Morvan tentent de comprendre l’innommable : si l’homme ordinaire n’est en général pas un monstre, comment savoir ce qui a pu déclencher le terrible passage à l’acte ? En résumé, et pour rejoindre cette énigme posée de tous temps à l’humanité : où se trouve l’origine du mal ?
Si les éditions Glénat ne pouvaient naturellement pas anticiper le contexte de pandémie survenu en ce mois de mars 2020, assez peu favorable (c’est un euphémisme) à toute sortie événement, avouons qu’il fallait un certain courage pour oser produire une nouvelle collection (une trentaine de titres prévus) tournée vers les tueurs en série, sujet horrifique et ambivalent s’il en est ! Dans une optique éthique, le texte écrit par Stéphane Bourgoin en guise de préface demeure un guide essentiel : intitulé « N’oublions pas les victimes… », il pose l’évident constat suivant. Devenu une sorte de croquemitaine des temps modernes, le tueur en série terrorise mais fascine, reflète nos pulsions tout en incarnant nos plus sombres désirs de morbidité, de cruauté voire de sadisme. Ce goût du sang porte d’une certaine manière aux nues les noms de assassins qui ont fait les gros titres des faits divers, de Jack l’Éventreur à Ted Bundy, de Francis Heaulme à Michel Fourniret, de Joseph Vacher à Aileen Wuormos (tueuse incarnée par Charlize Theron dans le film « Monster » en 2003). Or, à l’inverse, elle enterre une seconde fois leurs nombreuses victimes, dont les noms sont en général oubliés, celui de Sharon Tate (tuée en 1969) étant l’exception à la règle. Et puis, dans ces cas là comme tant d’autres, tout est affaire d’effets de modes : en 1991, le succès planétaire du « Silence des agneaux » (Jonathan Demme d’après le roman éponyme de Thomas Harris) magnifie avec insolence et délecttation la figure du tueur-cannibale Hannibal Lecter. Combien de spectateurs savent alors que le rôle-clé, brillamment interprété par Anthony Hopkins (Oscar du Meilleur acteur), avait été inspiré par plusieurs tueurs authentiques, dont Ed Gein (qui inspire aussi le Norman Bates de « Psychose » !), Ed Kemper… et Ted Bundy. En 2017, c’est la série « Mindhunter » (diffusée sur Netflix) qui remettra au goût du jour le sujet, en suivant la naissance du profilage criminel par le FBI à partir de 1977. Produite par David Fincher (réalisateur de « Seven » en 1995), la série devrait à son tour montrer Ted Bundy dans sa prochaine saison 3. En 2019, enfin, Ted Bundy était à la fois incarné par Zac Efron dans le film « Extremely Wicked, Shockingly Evil and Vile » (Joe Berlinger) et la cible d’un documentaire controversé commandé par Netflix : le reportage (« Ted Bundy : autoportrait d’un tueur ») se basait sur la centaine d’heures de conversations enregistrées par le journaliste Stephen Michaud aux frontières du couloir de la mort.
Composée d’albums de 144 pages, dont une quinzaine consacrées à l’indispensable dossier documentaire (maquetté à la manière d’un dossier criminel, photos choisies à l’appui) permettant de retracer l’enquête mais aussi de redonner la parole aux victimes, la présente collection (Stéphane Bourgoin présente : Les Serial Killers) n’est pas la première du genre en bande dessinée. Les éditions Soleil avaient en effet déjà proposé entre 2007 et 2010 la série « Dossier tueurs en série », dans laquelle Dobbs et Alessandro Vitti s’étaient également intéressés à Ted Bundy (T5 en 2010). Envisager de traiter une telle thématique en 2020 ne pouvait que difficilement se faire sans l’apport du grand spécialiste français qu’est Stéphane Bourgoin. Né en 1953, ce dernier voit son existence bouleversée en 1976 par le meurtre sauvage de sa compagne à Los Angeles. Arrêté, le coupable avouera une douzaine d’autres crimes… En Amérique comme en France, Bourgoin allait dès lors consacrer sa vie à étudier les tueurs en série : il écrira une quarantaine d’ouvrages sur le sujet, utilisant régulièrement le nom d’emprunt Étienne Jallieu, pseudonyme qui est précisément – dans cet album – celui de l’investigateur (unique alter ego fictionnel de l’histoire) qui interroge Ted Bundy dans sa cellule. C’est en rencontrant plus de 70 tueurs en série (dont le nécrophile Ed Kemper ou Richard Chase, surnommé Le Vampire de Sacramento) que Bourgoin assoira son incontestable légitimité en la matière.
Comme l’illustre le cas Ted Bundy, plusieurs facteurs déterminent le parcours d’un homme devenu monstre : né en 1946 dans le Vermont, passant une enfance sans heurt, bel homme, étudiant en droit, ambitieux d’un point de vue politique, Bundy n’a aucun mal à séduire les femmes. On ne lui connaîtra pas non plus, durant sa jeunesse, de quelconque acte de cruauté envers les animaux, de perversion particulière ni d’abus sexuels ou psychologiques. Cependant, ce véritable caméléon sociétal sera plus tard connu comme « l’incarnation de la plus infâme machine à tuer que l’Amérique des temps modernes ait jamais connue » (citation d’un agent du FBI) ! Souvent décrit comme attentionné et empathique par les différentes femmes (dont Ann Rule, une ex-policière devenue écrivaine…) qui le fréquenteront jusqu’en 1973, Bundy garde cependant en lui la frustration provoquée par plusieurs ruptures amoureuses : ces premières agressions débutent, peut-être dès 1969, tandis que ses premiers homicides documentés sont datés de 1974. Comme l’illustre aussi la partie basse du visuel de couverture, sa méthodologie criminelle passe par divers outils, artefacts et armes, rassemblées dans le coffre de sa voiture (une bien innocente Volkswagen Coccinelle) : faisant croire qu’il est handicapé, Bundy attire à lui des femmes brunes ou aux cheveux longs, qui seront ensuite bâillonnées, assommées et souvent assassinées de manière particulièrement sordide. Pulsions sexuelles, fantasmes pornographiques, alcoolisme, sadisme, désirs de domination et de possessions, pouvoirs de vie et de mort sur l’autre, manque d’assurance : tout semble s’additionner au fil des semaines chez Bundy qui réussit à échapper à toutes les recherches, du nord-ouest des USA jusqu’à l’Utah, où il est arrêté une première fois en août 1975. Transféré dans le Colorado, il réussit à s’évader par deux fois en 1977 ; avant d’être de nouveau arrêté en février 1978, il effectue un massacre dans une résidence d’étudiantes à Tallahassee (Floride) : une survivante, Carol DaRonch, témoignera contre lui…
Comme le montre l’album, souligné par le trait nerveux des dessinateurs Scietronc (sic) et Rafael Ortiz (on lui doit notamment « Ils ont fait l’Histoire T17 : Mao Zedong » en 2016 et « Mohamed Ali, Kinshasa 1974 » en 2019), Ted Bundy incarne un choc contre le puritanisme de la société américaine. Loin d’être un fou et un marginal, Bundy était un homme qui avait tout pour réussir. Quelques heures avant son exécution, il révélera à l’un de ses confidents (toujours triés sur le volet) que c’est – selon lui – la pornographie qui avait nourri sa folie sexuelle : « Comme une drogue, vous conservez une excitation insatiable jusqu’à ce que vous atteigniez le point où la pornographie ne peut aller plus loin. […] Au fond, j’étais une personne normale. J’avais de bons amis, je vivais une vie normale, sauf pour cette seule part, petite, mais très puissante, très destructrice, que je gardais très, très secrète ». Tentant jusqu’au bout de marchander avec les autorités (certains corps ne seront jamais retrouvés), déniant toute culpabilité, témoignant sans cesse d’une anormalité réactionnelle à défaut d’être fou, Bundy est assurément un cas qui dérange ; au fil de planches traitées de manière réalistes, les détails les plus gore seront toutefois épargnés aux lecteurs, l’éditeur avertissant en préambules qu’il ne s’agit évidemment pas d’entrer dans un « voyeurisme morbide » ou de glorifier des « actes de barbarie ». Dans la veine des docu-fictions télévisuels (notamment « Faites entrer l’accusé » (depuis 2000), « Enquêtes criminelles » (depuis 2008), « Crimes » (depuis 2013) ainsi que les 26 émissions de « Stéphane Bourgoin raconte » diffusées sur France 2 en 2012), le récit dévoile le côté sombre de Ted Bundy dans toute sa décadence, la parole lui étant donnée (relayée par le questionnement de Jallieu/Bourgoin), sans pudeur ni jugement. La Justice américaine ayant quant à elle tranché, Bundy fut exécuté le 24 janvier 1989 par un bourreau anonyme, tandis que deux mille personnes en liesse se pressaient devant les murs de son pénitencier : d’après les témoins des derniers instants du tueur en série, son exécuteur (masqué) pourrait bien être… une femme. Le porte-parole de la prison n’a jamais démenti cette information.
Philippe TOMBLAINE
« Ted Bundy » par Scietronc et Jean-David MorvanÂ
Éditions Glénat (17,50 €) – ISBN : 978-2344034880