Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
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Débarqué aux États-Unis en 1912 parmi la foule des immigrants, Charles Spencer Chaplin imagine déjà voir son nom inscrit en haut de l’affiche sur la Cinquième Avenue. Né en 1889 dans un quartier pauvre de Londres, l’acteur va néanmoins devoir se réinventer en créant Charlot, en devenant réalisateur et en rassemblant un grand nombre d’admirateurs. C’est cette conquête initiale de l’Amérique que raconte en 72 pages le premier volume de cette trilogie, qui illustre le destin d’un homme accédant au statut d’icône culturelle. Producteur richissime en 1920, Chaplin scandalise cependant les puritains : n’est-il pas un colosse aux pieds d’argile, en raison de son amour des femmes et de ses engagements politiques ? Le biopic de ce monument hollywoodien ne manque pas de rebondissements…
Pour le scénariste Laurent Seksik (auteur des « Derniers jours de Stefan Sweig » en 2012 avec Guillaume Sorel), Chaplin est une personnalité pleine de mystères, dont la vie romanesque lui confère le statut de « personnage inventé, fictif ». Ayant traversé un XXe siècle plus que mouvementé, s’étant heurté « à tous les grands événements, les grandes catastrophes, la grande histoire », Chaplin sera aussi un être régulièrement rattrapé par les tournants historiques décisifs : fin de l’époque victorienne, Première et Seconde Guerres mondiales, chasse aux sorcières [maccarthysme]. S’il évoque naturellement ses apports et rapports au cinéma, le scénario de ce premier opus s’intéresse bien plus à la vie intime, amoureuse et psychologique d’un acteur pétri d’intuitions, de contradictions et défis à sa propre résilience. Au dessin, David François (« De briques et de sang » en 2010, sur un scénario de Régis Hautière) apporte son style à la fois virevoltant et mélancolique, aérien et subtil, qui ne manquera pas de séduire son lectorat, planche après planche, parfois lors de grandes fresques occupant une double page. En couverture, fidèle à lui-même et placé à hauteur des cieux (ou des étoiles…), Chaplin flirte déjà avec les cimes et le plus célèbre des symboles américains : une femme, la légèreté d’un corps qui se joue de la gravité, l’humour d’un esprit qui n’en pense probablement pas moins, la liberté et un monde à convaincre. Tout est dit… L’on pourra à l’évidence y voir un clin d’œil au chemin suivi par tant d’immigrants, Chaplin s’étant remis en scène à ce propos en 1917 avec « L’Immigrant »
Avec un père alcoolique (mort en 1901) et une mère artiste admise à l’asile psychiatrique, l’enfance de Chaplin ne fut qu’un spectacle de misères et de privations. C’est toutefois grâce aux relations et emplois de ses parents que Charles pu devenir danseur dans une petite troupe, avant de se lancer dans la pantomime et la comédie à sketchs, en compagnie de son frère Sydney. Remarqué, lancé comme premier rôle, Chaplin effectue une tournée américaine : à Los Angeles, il signe en 1913 un contrat d’un an avec les studios Keystone et rencontre son prestigieux fondateur, Mack Sennett, l’un des plus importants réalisateurs du cinéma muet. En février 1914, après un premier court-métrage, Chaplin invente Charlot pour « Charlot est content de lui ». Comme l’expliquera l’acteur dans ses mémoires : « Je voulais que tout soit une contradiction : le pantalon ample, la veste étriquée, le chapeau étroit et les chaussures larges… J’ai ajouté une petite moustache qui, selon moi, me vieillirait sans affecter mon expression. Je n’avais aucune idée du personnage mais dès que je fus habillé, les vêtements et le maquillage me firent sentir qui il était. J’ai commencé à le connaître et quand je suis entré sur le plateau, il était entièrement né. » Enchaînant avec succès un film par semaine, Chaplin exige fin 1914 un renouvellement de son contrat et de son cachet hebdomadaire à hauteur de 1000 $ (environ 25 600 $ de 2019) : Sennett refuse, et Chaplin quitte la Keystone pour une firme concurrente.
En 1915, Charlot est un phénomène culturel, dont l’image est déclinée à toutes les sauces : la « chaplinite » est sur les affiches, statuettes, jouets, cigarettes, chansons… et bandes dessinées. Finalement embauché par le studio Mutual en 1916 avec un salaire mirifique de 670 000 $ annuels (plus de 17 millions actuels), Chaplin signe pour huit films destinés à être projetés dans les salles de cinéma First National Pictures. Pour se faire, il veut le meilleur : son propre studio, qui sera construit sur un terrain de 20 000 m² près de Sunset Boulevard, avec des équipements de pointes. Seule ombre au tableau de cette incroyable réussite : la presse britannique lui reproche en 1917 son absence d’engagement dans la Première Guerre mondiale. Réponse officielle de l’ambassade américaine : « Chaplin est bien plus utile à la Grande-Bretagne en gagnant de l’argent et en achetant des obligations de guerre que dans les tranchées » ! Chaplin tournera cependant « Charlot soldat » en 1918…
Comme l’explique Laurent Seksik concernant la gestation de cette trilogie, « Chaplin a eu trois vies. La Création du personnage de Charlot et la conquête de l’Amérique. Son engagement cinématographique militant, universaliste, humaniste, avec « Les Temps modernes », « Le Dictateur ». Et puis le combat lancé contre lui par J. Edgar Hoover, parton du FBI. » Trois temps, autant d’albums, mais un beau pari pour les auteurs qui font resplendir avec cet émouvant biopic toutes les « Lumières de la ville ».
Philippe TOMBLAINE
« Chaplin en Amérique » T1 par Laurent Seksik et David François
Éditions Rue de Sèvres (17,00 €) – ISBN : 978-2369814603