Depuis 2021, chaque année, Tiburce Oger rassemble une belle équipe de dessinateurs et dessinatrices pour évoquer l’Ouest américain à travers des personnages authentiques – le Far West, donc – et l’exploitation de ces territoires par des individus qui oubliaient, bien souvent, qu’ils n’étaient que des colonisateurs assoiffés de richesses…
Lire la suite...Rencontre avec David B., lauréat du prix de la bd historique 2007
Joël Dubos a rencontré David B. au Café littéraire des Rendez-vous de l’histoire, le samedi 20 octobre 2007.
Joël Dubos : David B, le prix de la bande dessinée historique, décerné par les Rendez-vous de l’histoire de Blois et le Château de Cheverny, vous a récompensé pour votre dernier album Par les chemins noirs. Ce prix est-il une surprise ?
David B. : Absolument. D’une part j’ignorais son existence et d’autre part je ne savais même pas que mon éditeur avait fait entrer l’album dans la compétition. Je n’en suis que plus heureux, d’autant que parmi le jury se trouvaient des auteurs dont j’apprécie beaucoup le travail, Christophe Dabitch et Jean-Denis Pendanx notamment.
JD : Il faut signaler que ce prix s’inscrit dans une carrière déjà longue. Citons, depuis vos débuts avec le capitaine Tonnerre dans les années 1980, la cofondation de l’Association en 1990, qui révolutionne tellement le 9e art européen qu’on donnera au style qu’elle promeut le nom de « nouvelle bd » (signe de l’impact que vous avez eu avec vos amis). Citons encore la très remarquée série de l’Ascension du haut mal parue de 1996 à 2003 qui vous a d’ailleurs valu plusieurs prix ou nominations et dont on peut dire qu’elle a fait entrer l’autobiographie dans la bande dessinée.
David B. : Le lancement de l’Association correspondait à la volonté de faire les bd que j’aurais aimé lire. Nous étions fédérés autour d’un projet éditorial et artistique pour montrer autre chose, une bd plus adulte qui aborderait tous les genres sans complexe. Et c’est vrai que sur ce plan, l’Ascension du haut mal, qui a été en fait d’abord primé à l’étranger, a eu un effet novateur puisque j’y raconte un vécu familial sur lequel j’avais besoin de m’exprimer, chose qui avait été faite en Amérique, mais différemment et pas en Europe.
JD : Vous entrez à présent dans un nouveau registre. Ou plutôt, vous semblez prolonger la thématique d’un de vos précédents albums, La lecture des ruines paru en 2001 chez Dupuis, dans lequel on sentait bien que vous auriez pu développer plus avant le récit, notamment une seconde partie très condensée. Peut-on dire dans cette optique que la Lecture des ruines a été le prélude aux Chemins noirs ?
David B. : Bien sûr. C’est la suite logique. Le personnage de Mina y était déjà présent. Mais je prolonge cette amorce de manière plus réaliste.
JD : Rappelons le contexte de votre album : dans le premier après guerre, alors que les Alliés s’occupent de retracer les frontières européennes, les dynamiques contradictoires semblent se cristalliser un temps autour de la ville de Fiume (Rijeka en croate) dont s’empare le poète Gabrielle d’Annunzio afin de l’offrir à l’Italie. Cette dernière refuse et met le siège devant la ville en 1920. Alors, pourquoi situer votre prologue à cet endroit là et à ce moment particulier ?
David B. : Je cherche à rendre la folie d’une époque. Et dans Fiume assiégé, on comprend que la guerre ne s’est pas arrêtée. Autour de la figure de d’Annunzio, se regroupe tout ce que l’Europe compte de révolutionnaires, de nationalistes, d’anciens combattants en rupture de ban, de membres de sociétés secrètes, en un bouillonnement ininterrompu.
JD : Un condensé d’utopie…
David B. : Oui, dans un moment charnière où tout semble possible. Si les années 1920 ouvrent une période de foisonnement, de prolifération et d’explosion, que ce soit en termes géographique, artistique ou culturel au sens large, les années 1930 marqueront, elles, une sorte de retour à l’ordre. Ce sont ces heures sombres qu’évoquent les chemins noirs ?
JD : De fait, dans votre œuvre déjà considérable (j’ai recensé une soixantaine de publications, albums personnels ou participations, en tant que scénariste ou auteur-dessinateur), on a le sentiment que Par les chemins noirs ouvre une nouvelle série de grande haleine ?
David B. : Il s’agira effectivement d’une série sur l’entre-deux-guerres qui verra se croiser et se recroiser plusieurs héros dans toute l’Europe. A raison d’une histoire en deux ou trois albums par pays, j’envisage d’aborder l’Irlande, la Russie, les états baltes, la Pologne, La Grèce, la Roumanie et bien entendu l’Allemagne. Tous ces lieux où l’histoire semble alors brusquement s’accélérer.
JD : Selon quelle logique narrative ?
David B. : On pourra suivre certains personnages ; mais en fonction des récits, les héros d’un album pourront devenir des personnages secondaires dans un autre. L’objectif reste de raconter la période en mettant en scène les personnages dans leur existence quotidienne. Ce ne sont pas nécessairement des personnages historiques de premier plan (mon héros ne sera pas le secrétaire de Hitler, mais peut-être le secrétaire du secrétaire), mais ils se trouvent être présents à un endroit et à un moment où se joue l’histoire.
JD : On retrouve ici la posture de Corto Maltese … De fait, très marqué à vos débuts par le style de Tardi, vous produisez probablement là votre album le plus « prattien », tant par le choix de la période, que par la figure de ce héros détaché et romantique, voire par certaines compositions elles-mêmes.
David B. : Tardi reste la référence incontournable quand on parle de la Grande Guerre. Mais il y a chez Pratt une dimension que j’ai toujours appréciée : le héros se trouve à l’endroit où se passent des choses extraordinaires sans être lui-même extraordinaire. Or la reconstitution historique n’est pas le but unique de la série, mes héros ne seront pas dans l’antichambre des grands personnages. C’est aussi la dimension quotidienne qui m’intéresse.
JD : Quelles sources avez-vous utilisées pour retracer cette réalité ?
David B. : J’ai lu énormément de choses, des historiens bien entendu, mais également des mémoires, ces carnets et des œuvres littéraires. Je pense en particulier à Brasillach. Et pas seulement en langue française, puisque j’ai la chance de lire l’italien. Il y a de ce fait quelques inventions, mais dans un ensemble totalement historique.
JD : L’extraordinaire commissaire Maciste est-il inventé ?
David B. : Oui, pour mieux rappeler le génie universel de d’Annunzio qui à côté de ses œuvres poétiques ou théâtrales, a aussi collaboré au début du cinéma italien en créant le héros Maciste qui fera ensuite le bonheur des péplums.
JD : L’un des plaisirs jubilatoires du lecteur face à vos albums consiste effectivement à retrouver (à inventer peut-être) des correspondances avec d’autres artistes : je citerai ainsi pêle-mêle les peintres expressionnistes allemands George Grosz et Otto Dix, Jean Cocteau et Aragon du côté de la littérature, et bien d’autres, jusqu’à Fernand Léger. Votre trait déjà naturellement expressionniste se fait ici surréaliste voire dadaïste.
David B. : Je me suis en effet attaché à retrouver l’ambiance artistique de l’époque, et à varier mon style. Par exemple, en faisant référence à ces peintres allemands que vous avez identifiés, mais aussi aux journaux satiriques comme Simplicissimus, qui a inspiré ma représentation des généraux page 22. Pour Cocteau, je ne pense pas ; même si j’ai lu une imposante biographie riche en détails quotidiens que j’ai pleinement exploités. Quant à Aragon, il est bien sûr à l’origine du titre qui reprend l’un de ses vers.
JD : Vous multipliez également les autoréférences : le cheval, le lapin, et votre héros a écrit un feuilleton (ce qui lui est d’ailleurs reproché !) qui porte le titre d’un de vos albums. Ma question suivante en découle directement : peut-on dire que Lauriano c’est vous, ou, dit autrement, auriez-vous aimé vivre de telles aventures ?
David B. : Oui, probablement, certainement même. Ce héros me correspond beaucoup. Il reste en retrait, il marque un recul au moment où tout le monde s’engage, souvent sans discernement. La période est fascinante, autant que les gens qui côtoient d’Annunzio. J’aime également lancer ainsi des clins d’œil à l’intérieur de mes albums qui développent un univers cohérent ou chaque partie entre en correspondance avec les autres.
JD : Parlons également un peu technique. On a assisté avec la nouvelle bd à un véritable retour aux sources, à une expressivité simplifiée, à une fluidité du graphisme, à une réaffirmation de la narration. Cette apparente facilité cache en fait une maîtrise extrêmement poussée des codes du médium. Cet album vous confirme notamment comme un maître des raccords (toutes les variétés y passent, avec par exemple un extraordinaire raccord d’arrière plan en page 40) et de l’utilisation dynamique des variations de champs ou du positionnement des bulles.
David B. : Je considère en effet la bulle comme faisant partie à part entière du dessin. Et je cherche constamment à apporter de la variété dans les cadrages afin de dynamiser la mise en page. Des variations au niveau des détails finissent par prendre une grande importance dans la tonalité générale.
JD : Comme par exemple votre traitement des yeux. On note ainsi des yeux égyptiens ou encore des yeux à la Picasso. Vous réussissez une prouesse graphique dans le traitement du regard chez Mina Linda.
David B. : Dans la scène du café en effet, j’ai cherché à exprimer toutes les nuances de tons et de sentiments des deux personnages par de petites modifications dans la représentation des yeux. Je trouve en effet que l’œil reste l’élément le plus important du visage, et le regard un révélateur du cheminement sentimental et psychologique d’un individu. La bd vit aussi par de tels détails.
Joël Dubos, Blois, octobre 2007