Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...Jijé objet d’étude : l’artisan devenu maître aurait bien rigolé…
Une monographie sur Joseph Gillain, dit Jijé, lui rend justice pour son apport à la BD classique et moderne. Une étude à deux voix, franco-belge comme le dessinateur belge ayant tellement oeuvré pour les publications françaises. Ni biographie ni catalogue exhaustif, l’ouvrage approfondit certains pans entiers moins connus de sa carrière et explique comment son art(isanat) a été fondateur.
Les auteurs, universitaires, éclairent les débuts très peu connus de Gillain, puisant sa première inspiration graphique, la lisibilité, dans son aîné de peu, Hergé (et donc « Bicot », Saint Ogan) dans ses aventures de « Jojo ». Une même école : culture catholique, esprit scout. La comparaison s’arrête dès 1941, car Jijé entame sa première biographie dessinée avec Don Bosco, genre qu’il continuera avec succès : de Foucault, Colomb, Baden-Powell et plus tard Bernadette.
Sont explorées les illustrations pour périodiques et livres, qu’il réalisera très tôt, surtout jusqu’au début des années 1950. Et c’est ce qui le mène naturellement à la bande dessinée, progressivement compte tenu de l’époque, en partant de la vignette illustrée souvent pur une histoire moralement édifiante ou de littérature wallonne. Les auteurs rendent compte d’une Å“uvre imprégnée de valeurs chrétiennes, mais que Jijé adapte à sa façon, plus moderne et universelle.
Cet aspect se retrouve, pourtant à une époque encore baignée de colonialisme et de préjugés, dans la fraternité et un certain antiracisme assumé par Jijé. Bon nombre de ses BD, de « Blondin et Cirage » à « Jerry Spring » (Peaux-Rouges, mais aussi le Mexicain Pancho !) et « de Foucault », traitent en effet du lointain, de l’autre égal à soi-même. Père de la BD réaliste poussée à une excellence alors inégalée, le dessinateur se dédouble avec une face plus caricaturale, très lisible sans être ligne claire (« Spirou », « Bonux Boy », pages d’actualités de « Pilote », etc.) dans une aisance qui laisse pantois. On comprend que son influence aura finalement été plus effective et durable que celle d’Hergé…
Le livre s’efforce de démontrer les cohérences du parcours de Jijé, à l’encontre de l’impression générale (loin d’être fausse) de grande versatilité, d’absence de système, de désordre assumé jusqu’au bricolage, position assez courageuse, presque risquée. À travers les chapitres, peu nombreux, mais denses, traitant de l’influence d’Hergé, celle religieuse, littéraire, les collaborations avec les scénaristes, la fraternité entre les peuples, et Jijé père fondateur, on a affaire à une étude très bien menée, savante, mais abordable. En annexe, des ouvrages, thèses et revues, surtout universitaires, consacrées au dessinateur sont listées.
Par le profil des auteurs et leur propos, il ne faut donc pas s’attendre à des analyses de planches, comparées ou non, ou à des explicitations de spécialistes/passionnés comme Denayer (fondateur de feu le Musée Jijé, devenu Maison de la BD, Bruxelles), Dutrey et autres Vandooren. Le parti pris ici a vraisemblablement d’éclairer certains aspects que les universitaires souhaitaient traiter, et non toute l’oeuvre. On regrettera en effet le quasi-silence sur « Tanguy et Laverdure », sur ses rapports avec Charlier pour leurs deux séries (Jijé champion de la reprise !), sur l’excellent HOP ! spécial Jijé, ses belles planches inédites de « Mon nom est Personne », sur ses apports pourtant importants à « Bony Boy ». Ces bémols n’empêchent pas d’apprécier le travail très valeureux sur des aspects inconnus, et le plaisir de lecture à propos d’un grand maître de la BD et de l’illustration. Évidemment utile, recommandé à ceux qui s’intéressent à la belle histoire du 9e art, aussi jeune et versatile que l’artisan Jijé.
Patrick Bouster
« Jijé – L’autre père de la BD franco-belge » par Philippe Delisle & benoît Glaude
Éditions PLG (15 €) – ISBN : 978-2-917837-33-7
C’est alléchant et ça me fait penser que des (ré)éditions des oeuvres de Jijé hors Dupuis est vivement souhaitée!