« Guernica », guerre et paix selon Bruno Loth

Le 26 avril 1937, en pleine guerre d’Espagne, un déluge de feu s’abat sur la ville basque de Guernica. Les bombardements et destructions provoquées par l’aviation franquiste entrent dans l’histoire, terrifiante, de ce que les hommes peuvent faire aux hommes, sinistre prélude à l’holocauste durant la Seconde Guerre mondiale. Retraçant avec pédagogie les faits dans un one-shot de 70 pages, Bruno Loth raconte aussi le symbole : comment Pablo Picasso, cherchant à dénoncer le conflit, trouvera ici matière à créer un chef-d’œuvre engagé et intemporel…

La guerre d'Espagne, déjà, avec la série Ermo, republiée en deux intégrales sous le titre Les Fantômes de Ermo en 2017 (La Boîte à Bulles

Ancien publiciste investi dans la bande dessinée depuis 2006 et créateur de sa propre maison d’édition (Libre d’images), Bruno Loth a toujours été un fervent militant de la mémoire espagnole : en témoignent non seulement « Ermo » (6 albums de 2006 à 2013 ; où la guerre d’Espagne est perçue à travers les yeux d’un jeune adolescent) mais aussi « Dolores » en 2016 (album évoquant la Retirada, le douloureux exil des Républicains espagnols en France). Sous l’angle de la BD reportage et mémorielle, Loth a également retracé le parcours de son père durant les années 1930 et 1940 dans « Mémoires d’un ouvrier » entre 2010 et 2014 (intégrale en 2016). Ses prochains travaux reviendront à ses premières amours révoltées : des biographies de Buenavenura Durutti (figure principale de l’anarchisme espagnol avant et pendant la révolution sociale espagnole de 1936) et Nestor Makhno (révolutionnaire ukrainien engagé contre les troupes russes après 1917).

Picasso et l'exposition universelle de 1937 (planche 1 - 2019)

Le pays basque (planche 3 - 2019)

Album au format à l’italienne, « Guernica » met en scène dès sa couverture un aréopage de personnages complémentaires : Picasso et sa muse photographe Dora Maar, des miliciens basques républicains, une femme et son bébé, un adolescent prénommé Iosu, un marchand de moutons et son fils (Patxi) se rendant sur le marché, les ouvriers et employés de l’usine d’armement locale… Alors que de paisibles colombes volent aux abords du titre rougeoyant, l’on devine une certaine tension dans les visages fermés. Menace à peine voilée, car hommes et animaux semblent réduits au même stade, à peine conscient de savoir à quelle sauce ils seront mangés dans ce contexte belliqueux aux lendemains incertains.

Guernica, ville martyre (planche 27 (2019) et photos des destructions)

En juillet 1936, les milices ouvrières et armées ont enrayé la tentative de coup d’état fomenté contre la jeune République (El Frente Popular) par les militaires, l’aristocratie et l’église. Mais Franco et les généraux fascistes n’en démordent pas : la guerre civile débute et se poursuivra jusqu’au 1er avril 1939, causant 400 000 morts. Très violente, elle oppose déjà les futurs belligérants européens : l’Allemagne d’Hitler et l’Italie de Mussolini apportent leur soutien à Franco, tandis que l’Union soviétique de Staline vend des armes aux républicains (tout en cherchant la prise de pouvoir au sein de la République ; voir le récent album « Double 7 » de Yann et Juillard). La guerre divise et passionne les opinions publiques du monde entier alors que l’engagement de nombreux intellectuels et artistes auprès des combattants, en particulier dans les Brigades internationales, contribue à lui faire acquérir très vite une dimension légendaire qui perdure.

Visuel pour la couverture

L'indignation contre la barbarie, le 1er mai 1937 (planche 61 - 2019)

Au cours de l’année 1937, Franco et les nationalistes cherchent à en finir avec le pays basque. Guernica est une cible toute désignée : le 26 avril, quatre escadrilles de la Légion Condor allemande pilonnent et mitraillent la ville, causant plus de 500 morts parmi les 7000 habitants. Les cinquante tonnes de bombes incendiaires détruiront les deux tiers des habitations. Ce raid demeure – avec celui de la ville voisine de Durango, bombardée par l’aviation italienne quelques jours plus tôt – comme le premier à être effectué par l’aviation militaire sur une population civile sans défenses. Devant répondre à une commande du gouvernement républicain pour le pavillon espagnol de l’Exposition universelle de Paris de 1937, Picasso s’empare du sujet au sein d’une très vaste composition cubiste (3,49 sur 7,76 mètres) blanche, noire et grise, réalisée entre mai et juin 1937. Parmi les symboles forts figureront un soldat démembré tenant une épée brisée, une lampe à pétrole figurant l’espoir, un cheval hypostasié et hennissant de douleur, une femme portant son enfant mort, adressant une plainte au Ciel de par sa langue pointue comme un poignard, les yeux en forme de larmes… Un oiseau, le cou tranché, suggère la représentation allégorique de la paix assassinée. Ainsi entendra-t-on les paroles de Picasso : « La peinture n’est pas faite pour décorer les appartements, c’est un instrument de guerre offensif et défensif contre l’ennemi. »

A la recherche de l'inspiration (planche 12 - 2019)

Une oeuvre devenue légendaire (Musée Reina Sofia de Madrid)

Très lisible, porté par le trait précis et les couleurs directes de Corentin Loth (le fils du dessinateur), l’album est une réussite indéniable. On complétera cette visions sobre et intimiste des événements avec le dossier documentaire figurant en fin d’ouvrage : l’auteur nous livre le témoignage de Luis Iriondo, l’un des rares témoins encore en vie, et laisse s’exprimer – non sans émotion – le message de paix adressé par les victimes au président allemand Roman Herzog en 1997. Sous les ramures du chêne, arbre de paix et symbole ancestral des libertés traditionnelles basques, la vie a pu reprendre à Guernica, sans rien négliger des blessures du passé.

Philippe TOMBLAINE

« Guernica » par Bruno et Corentin Loth
Éditions La Boîte à Bulles (19,00 €) – ISBN : 978-2-84953-329-1

Galerie

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