Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...« Le Suaire T1 : Lirey, 1357 » par Éric Liberge, Gérard Mordillat et Jérôme Prieur
Dans la Champagne de l’hiver 1357, rien ne va plus : les caisses du lazaret de Lirey sont vides, et ce manque de moyens risque d’interrompre les travaux de l’abbatiale, qui doit pourtant accueillir un morceau de la Vrai Croix. Tandis qu’Henri, évêque de Troyes, tente de convaincre sa cousine Lucie de renoncer à ses vÅ“ux religieux, le prieur Thomas se lance pour défi de réunir les fonds nécessaires au chantier… Premier opus d’une trilogie annoncée, « Le Suaire » installe une rivalité dramatique entre deux hommes : une folle passion dont le suaire (dit de Turin) est à la fois l’enjeu et l’emblème.
Nouvelle série en trois volumes signée par Gérard Mordillat, Jérôme Prieur et Éric Liberge, « Le Suaire » déroule son intrigue sur plusieurs siècles et dans plusieurs pays, tandis que ses personnages sont les acteurs d’une histoire qui rebondit d’époque en époque : en l’occurrence – pour les épisodes suivants – le XIXe siècle à Turin et le XXIe siècle au Texas. Écrivain et cinéaste, Jérôme Prieur a entrepris depuis les années 1990 avec Gérard Mordillat un vaste travail autour des origines du christianisme qui a donné lieu à une quarantaine d’heures de films pour Arte (1998, 2003 et 2008) et à plusieurs livres évoquant notamment le destin de Jésus de Nazareth. Comme le suggère le nom de la série, « Le Suaire » prend pour principale référence non directement le Messie chrétien, mais son reflet. Rappelons que le linceul de Turin est un drap de lin jauni (4,42 x 1,13 mètre) montrant l’image floue (de face et de dos) d’un homme présentant les traces de blessures compatibles avec un crucifiement. La première mention documentée de ce drap provient précisément de Lirey en 1357 : l’évêque de Troyes, qui fait autorité en manière ecclésiastique, y interdit l’ostension de l’objet, cependant devenu une relique vénérée comme le Saint-Suaire !
D’emblée, l’intrigue ne manque pas de poser les questions de la croyance et de la vérité autour de l’Histoire : l’image fascinante imprimée sur un linge est-elle une relique sacrée venue du premier siècle de notre ère, qui prouverait l’existence de l’homme-Dieu ? Ou n’est-elle qu’un artifice fabriqué de toutes pièces pour abuser et asservir ceux qui veulent croire ? En 1390, l’antipape Clément VII publiera une bulle autorisant l’ostension, mais à condition que l’on avertisse les fidèles « à haute et intelligible voix » que « ce n’est pas le vrai suaire qui a recouvert le corps de Jésus-Christ », mais seulement « une figure ou représentation de ce suaire »… Depuis, plusieurs études au carbone 14 ont permis d’identifier l’origine strictement médiévale du suaire (XIIIe – XIVe siècles). Comme l’a écrit le journaliste scientifique Philip Ball en 2005 pour Nature, le mystère reste cependant entier : « On ne sait tout simplement pas comment l’image fantomatique du corps d’un homme paisible et barbu a été réalisée ; bien que de bons résultats expérimentaux aient été obtenus par nombre de chercheurs, dans le sens où, à première vue, l’image, généralement limitée au visage, est similaire à celle de l’homme du suaire de Turin, à ce jour, aucun essai n’a été capable de reproduire toutes les caractéristiques de l’image imprimée sur le suaire de Turin ».
Conçue telle une affiche de film, la couverture de « Le Suaire » dévoile ses trois principaux protagonistes et leurs potentiels antagonismes (pouvoir ou religion, foi ou amour). On devinera Lucie, tenant un linge humide, prête à reproduire le geste biblique de Véronique, une femme pieuse qui donna selon la tradition son voile au Christ durant le chemin de croix (ce voile ayant imprimé la face du Christ mais étant différent du suaire). Le cadre enneigé et pestiféré de l’hiver champenois rappelle également les très rudes conditions de vie de l’époque, marquée par la guerre de Cent Ans (1337 à 1453). En 1356, Jean II le Bon est capturé par les Anglais lors de la bataille de Poitiers, combat où meurt également le chevalier Geoffroi de Charny lequel fut par ailleurs un théoricien de la chevalerie… et le premier propriétaire du suaire de Turin. De 1347 à 1352, c’est la peste qui réapparaît ; elle tuera plus de 23,5 millions de personnes, soit environ la moitié de la population de l’Europe. Dans la partie basse du visuel est aussi évoqué le motif des Flagellants, du nom des groupes ambulants de fidèles qui se donnaient la discipline collectivement en public. Allant en procession de villes en villes, nus jusqu’à la ceinture, armés d’un fouet et chantant des cantiques, ceux qui y prenaient part pensaient que la pratique de la flagellation leur permettrait d’expier leurs péchés, de manière à être acceptés au royaume des cieux après l’Apocalypse. Ce mouvement considéré comme fanatique (il fera écho à d’autres événements plus actuels !) sera condamné et réprimé par les autorités dès 1349.
Au final, les 80 pages de « Le Suaire » s’avèrent dantesques dans leur esprit comme dans leur forme, s’accordant parfaitement avec le style graphique méticuleux d’Éric Liberge, expert s’il en est des corps et de la morbidité (relire notre article évoquant son « Monsieur Mardi-Gras Descendres »). On pourra lire l’album tel un one shot, tout en attendant les suivants avec une grande curiosité. Le deuxième tome de la trilogie suivra dès la rentrée 2018, avant une conclusion en 2019. Chaque tome couvrira tel que nous l’avons dit une époque différente, avec néanmoins des personnages en guise de fil rouge : ces derniers changeront de rôle dans chaque album… À suivre !
En guise de bonus à cet article, retrouvez ci-dessous et sur les liens suivants les secrets liés à la fabrication de la couverture par Éric Liberge… : https://www.youtube.com/watch?v=dmQXvoW7BAo&t=398s et https://www.youtube.com/watch?v=jIufkK_GbI0
Philippe TOMBLAINE
PS : Message à destination de nos lecteurs : retrouvez désormais chaque mardi cette rubrique spécialisée dans l’analyse, le décryptage et le making-of. Bonne année à toutes et tous !
« Le Suaire T1 : Lirey, 1357 » par Éric Liberge, Gérard Mordillat et Jérôme Prieur
Éditions Futuropolis (17,00 €) – ISBN : 978-2754821100