Dix ans après la parution de « Résurrection », la première partie d’un diptyque accouché dans la douleur, voici enfin « Révélations » : conclusion du dernier récit du regretté Philippe Tome, décédé alors qu’il travaillait sur les dernières pages de son scénario. Les éditions Dupuis proposent, enfin, l’intégralité de cette aventure magistralement dessinée par Dan Verlinden, digne successeur de ses deux prédécesseurs : Luc Warnant et Bruno Gazzotti.
Lire la suite...« Tintin » : le mystère des éditions alternées… Livre 4 : L’énigme du crabe alterné
« Le Crabe aux pinces d’or » est la plus mystérieuse des éditions alternées. En effet, tout porte à croire que cette édition ne fut pas imprimée en même temps que les 4 autres. Fut-elle livrée à Hergé le 5 novembre comme l’indique un des courriers de référence, ou plus tard ? Et pourquoi la page 62 est-elle différente de l’édition originale ?
Une impression des cahiers postérieure aux 4 autres ?
Si nous revenons au courrier de Charles Lesne à Hergé du 24 septembre 1943 (que nous avons publié ici « Tintin » : le mystère des éditions alternées… Livre 2 : une « Étoile » bien mystérieuse…) : « On commence aujourd’hui l’impression des noirs, profitant d’un battement entre “La Licorne” et “Le Crabe”. On te fera donc une dizaine de feuilles de “La Licorne”, de “L’Oreille cassée”, de “L’Île noire” et de “L’Étoile mystérieuse”. Aucune mention du « Crabe », donc… Et le 5 octobre, Lesne signalait que les feuilles en noir de « L’Étoile » étaient encore en cours (courrier publié ici « Tintin » : le mystère des éditions alternées… Livre 1 : les « Île noire » d’Hergé)…
On peut donc déjà déduire que l’impression des feuilles en noir pour « Le Crabe » fut postérieure au 5 octobre et antérieure au 5 novembre : date de livraison attestée des 5 exemplaires à Hergé… Une date probable autour du 15 ou 20 octobre… Cette impression fut faite à partir de plaques toutes neuves (ce qui explique, comme pour « L’Étoile », les reports d’encre et la profondeur des noirs sur ce titre). On sait par ailleurs que l’impression du « Crabe » en couleurs commença le 23 novembre 1943 (jusqu’au 30 novembre, courrier de Lesne du 23/11/1943). On peut donc dire que « Le Crabe » alterné est véritablement une pré-édition originale, puisqu’il a été imprimé avant l’édition en couleurs qui, de plus, est sortie en librairie le 17 janvier 1944…
Qui plus est, voici une curiosité remarquable : pour l’impression des cahiers en couleurs du « Crabe aux pinces d’or » le 23 novembre 1943, Casterman supprima la mention anglaise Printed in Belgium et laissa uniquement Imprimé en Belgique (peut-être du fait de l’occupation allemande ?). Cette mention en anglais existe pourtant page 62 sur « Le Crabe » alterné, comme sur les 4 autres éditions originales en couleurs (et alternées)… Par conséquent, « Le Crabe » alterné n’a pas tout à fait les mêmes cahiers que « Le Crabe » EO en couleurs, du fait de cette petite différence !
À quelle date eut lieu la reliure des « Crabe aux pinces d’or » livrés à Hergé ?
Pour tous les titres reliés en A22 avec dos pellior, nous avons le courrier du 5 novembre 1943 de Lesne à Hergé qui annonce la livraison des 5 albums reliés en 10 exemplaires chacun sauf « L’Étoile » (9 exemplaires) : voir scan du courrier ici « Tintin » : le mystère des éditions alternées… Livre 1 : les « Île noire » d’Hergé. Les 5 titres sont nommés : « L’Étoile », « Île », « Secret », « Oreille », « Crabe »…
Et pourtant… Un doute s’installe à cause d’un courrier de Lesne en date du 30 novembre 1943 : « Je suppose qu’il te faut aussi le “Crabe” ? Veux-tu confirmer ? »
Comme si Hergé n’avait pas reçu « Le Crabe », comme annoncé dans le courrier du 5 novembre… C’est d’autant plus troublant que ce courrier date du 30, jour de la fin de l’impression des cahiers en couleur pour L’EO…
Les 10 premiers « Crabe » alternés (A22) réservés à Hergé furent-ils reliés et livrés en même temps que les 4 autres ou bien un peu après, par exemple en décembre ? Nous restons persuadés qu’ils furent reliés en octobre et livrés le 5 novembre…
Ensuite, les choses semblent rentrer dans l’ordre, puisqu’on retrouve dans la comptabilité 5 000 FB défalqués du compte d’auteur de Hergé. La première fois mentionné le 31 mars 1944 et la seconde fois confirmé le 20 juin 1944 (il s’agit du même compte). Soit un total de 5 000 FB qui correspond bien à 10 albums de chaque titre, soit 50 albums facturés chacun 100 FB…
Mais on ne retrouve pas trace d’un envoi ni d’un paiement des 10 autres exemplaires de chaque titre pourtant conservés un temps pour Hergé à Tournai. Furent-ils définitivement conservés chez Casterman (ce serait les A 21 ?) ou y a-t-il eu 20 exemplaires A22 reliés dès l’origine ? Nous penchons pour la première hypothèse : les A21 sont, à notre avis, les exemplaires jamais livrés à Hergé (plus quelques autres) et reliés plus tard en 1945… Conservés pendant 40 ans à Tournai, dispersés auprès des collaborateurs au fil des occasions par Louis ou Gérard Casterman…
La découverte du « Crabe » A21 dos pegamoïd à Tournai
On en ignorait l’existence jusqu’en 2014, mais le fils d’un collaborateur de Casterman, âgé d’une quarantaine d’années, habitant Tournai, nous signala alors être en possession d’un « Crabe » alterné, qui s’avérait être un exemplaire A21 ! Dos rouge vermillon pegamoïd…
Étant âgé de plus de 40 ans, il avait toujours été en possession de cet album, hérité de son père… Une relique conservée avec soin, en parfait état, exemplaire unique à notre connaissance…
Cette découverte fut instructive à plus d’un titre : d’une part, elle démontrait qu’il existait bien des A21 et des A22 pour tous les titres. On n’en était pas sûr jusqu’alors…
D’autre part, elle nous montrait l’ancienneté d’une reliure type A21 pegamoïd. Car on pouvait en retracer l’origine jusqu’au moins 1970… D’autant que nous fîmes authentifier une mention manuscrite au dos de l’album : il s’agissait de l’écriture d’un Casterman : « L’inscription me semble en effet être d’un Casterman. Louis, mon grand-père, ou plutôt son frère Gérard (dirigeant l’imprimerie) »nous écrivit Étienne Pollet… Ils exercèrent la direction jusque dans les années soixante…
Un autre intérêt de cet album est que, contrairement aux autres éditions alternées, le « Crabe » A21 n’est pas monté avec le même 1er plat que le A22 alterné. Le 1er plat du A21 est celui de l’EO en couleurs, tandis que celui du « Crabe » alterné A22 est le 1er plat du « Crabe » grande image (A18). Ceci nous permet d’avoir la certitude que la reliure ne peut être de 1943, et fort probablement de1944 ou 1945. Puisque nous savons que la couverture de l’EO couleur du « Crabe » a été imprimée entre le 8 décembre et le 25 décembre 1943… Il existe un re-cartonnage du « Crabe aux pinces d’or » en couleurs en dos jaune, A21, avec ce premier plat.
Très peu d’exemplaires existent et nous l’avons daté de septembre 1945, date de parution en librairie du A23 bis, date à laquelle l’utilisation d’un numéro d’autorisation n’était plus nécessaire (donc a fortiori un numéro erroné tel que le 1786 pour le « Crabe »)… Ce pourrait être la date des reliures alternées en A21 et dos pegamoïd…
Une autre preuve que cet album ne fut pas immédiatement relié comme les A22 est qu’il n’y a pas de report d’encre d’une page sur l’autre…
Nous nommons cet album exemplaire Tournai, du fait de son pedigree…
Des reports d’encre sur beaucoup de pages, des hors-texte de toute beauté
Comme « L’Étoile mystérieuse » A22, le « Crabe » alterné A22 a été relié rapidement, dans la foulée de l’impression, vers le 20 octobre, sans même que l’encre ne sèche complètement. On a donc de magnifiques noirs, d’une grande profondeur, qui parfois se reportent en vis-à-vis. Ce titre prend tout son intérêt pour ses hors-textes qui contradictoirement se retrouvent en noir et blanc, alors qu’ils étaient conçus à l’origine pour amener de la couleur…
Six exemplaires connus en édition A22 dos pellior rouge
On connaît à ce jour six exemplaires A22 restant parmi les 10 (ou 20) envoyés à Hergé :
- Un exemplaire abîmé (exemplaire dit Abîmé) sans doute depuis longtemps sorti des studios.
- Un exemplaire proche du neuf issu des studios Hergé (exemplaire dit Fondation).
- Un exemplaire en très bel état, intérieur neuf, acheté début 2000 dans la région de Lille, venant de Hollande et revendu très cher en 2008 (exemplaire appelé Hollandais).
- Un exemplaire en bel état, intérieur neuf, mis en vente chez Millon le 10 décembre 2023 et vendu 41 000 euros
- Un exemplaire découpé à chaque page, ayant servi à Hergé fin des années 1940 pour qu’il reporte les dessins (exemplaire dit Découpé).
- Un exemplaire ayant appartenu à Michel Desmarets, collaborateur des studios depuis 1954 (exemplaire dit Desmarets).
« Le Crabe aux pinces d’or » alterné est le plus bel album de la série des 5 alternés, grâce à ses hors-textes, grâce aux noirs profonds qui se reportent sur les pages en vis-à-vis.
Il est peu courant, même si le comptage du nombre d’exemplaires A22 (au moins 5) est le plus élevé…
Mais l’exemplaire Tournai A21 est évidemment le plus rare des albums, à l’inverse…
Bien que… la plus rare des éditions alternées soit « Le Secret de la Licorne », citée par Hergé dans le courrier que nous publions ici…
Rendez-vous dans 15 jours autour de l’histoire d’une édition particulière : « Le Lotus bleu » feuilles en noir…
Prochaine parution : « Tintin » : le mystère des éditions alternées… Livre 5 : Le Lotus bleu en noir
Gilles FRAYSSE
Chapitre précédent – Chapitre suivant
(1) Lire les différents chapitres de cette analyse :
— « Tintin » : le mystère des éditions alternées… Livre 1 : les « Île noire » d’Hergé
— « Tintin » : le mystère des éditions alternées… Livre 2 : une « Étoile » bien mystérieuse…
— « Tintin » : le mystère des éditions alternées… Livre 3 : Les Oreilles stockées !?!
— « Tintin » : le mystère des éditions alternées… Livre 5 : Le Lotus bleu en noir
Retrouvez d’autres articles de Gilles Fraysse sur « Tintin » ici « Tintin » : le mystère des éditions alternées… Livre 1 : les « Île noire » d’Hergé, ici « Tintin » : le mystère des éditions alternées… Livre 2 : une « Étoile » bien mystérieuse…, ici « Le Lotus bleu », histoire d’une première édition originale…, ici « L’Étoile mystérieuse », histoire d’une première couleur…, ici Grandes images : les 9 gouaches méconnues dues à la main d’Hergé, et ici La « vraie » édition originale de L’Oreille cassée !.
Encore un superbe article.
Mais n’omettez pas le pronom « celui/celle » :
“Et pourquoi la page 62 est-elle différente de l’édition originale ?”
>>
Et pourquoi la page 62 est-elle différente de CELLE DE l’édition originale ?
Me permettrais-je une dernière remarque ? Il faudrait éviter le « ne » après « sans que » (en toute logique il annule la négation) :
“sans même que l’encre ne sèche complètement” >> sans même que l’encre ne sèche complètement (ou plutôt : sans même que l’encre AIT complètement SÉCHÉ)…
Pardon pour ces interventions. Mais, comme je ne doute pas que ces articles soient voués à être cités dans le monde entier…
Bien cordialement.
Bourde. Je voulais dire :
“sans même que l’encre ne sèche complètement” >> sans même que l’encre sèche complètement (ou plutôt : sans même que l’encre AIT complètement SÉCHÉ)…