Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...« Je ne suis pas d’ici » par Yunbo et « Je suis encore là -bas » par Samir Dahmani
Expérience originale que celle de publier deux récits de voyage, ou plus exactement, deux récits de séjour à l’étranger, réalisés par deux personnes qui se connaissent bien (un couple de jeunes Coréens) et qui, chacun à leur manière, évoque le déracinement (bien plus fort que le dépaysement) et, du coup, tout ce qui enracine l’individu qu’on le veuille ou non…
Avec « Je ne suis pas d’ici », sous couvert du personnage Eun-Mee, Yunbo raconte son arrivée en France, ses premiers contacts : à Angers d’abord, puis à Angoulême où elle vient obtenir un master de bande dessinée. Elle a 25 ans en 2008, quand elle décide du grand saut dans l’inconnu et de partir pour la première fois loin de chez elle. Sa vie coréenne ne lui convient plus et elle a besoin de changer d’air.
À peine arrivée, tout lui paraît « exotique » et la moindre préoccupation (parler, se nourrir, dormir…) débouche sur des difficultés. Elle n’est plus vraiment elle-même et ne sait pas non plus qui elle devient dans cette contrée quelquefois énigmatique pour elle, comme si au bout du compte, deux individus différents se mettaient à coexister, de parts de soi-même. Comment les réconcilier ? Elle se sent à ce point différente et repérable qu’elle décide de se dessiner à partir de là avec une tête de chien…
Heureusement, les cours créent des liens et les contacts avec la famille sont facilités par les technologies d’aujourd’hui. Enfin, à Angoulême, une relation avec un jeune étudiant s’établit avec son lot d’étrangetés, d’incompréhension, d’incommunicabilité. Le monde extérieur lui paraît par moments « inaccessible », à cause de détails le plus souvent, mais aussi parce que le fait de ne pas maîtriser la langue isole complètement. Très éclairante sur ce point : la différence de conception du respect, ce qui se dit à un parent (la relation fille/mère, ici !), à un aîné, un inconnu, un professeur…
Son compagnon, lui, a décidé de raconter les états d’âme de Sujin, une Coréenne qui a passé 10 ans en France et qui est chargée d’accompagner un client français pensant son séjour en Corée. Sa chronique reste émouvante, car l’héroïne est amenée à se rappeler ce passé à l’étranger et les difficultés qu’il a engendrées quand elle est rentrée au pays. Là encore, le poids des traditions locales concernant le monde du travail et l’engrenage familial ont pesé lourd et pèsent encore. Son célibat, notamment, que sa mère lui reproche constamment, a quelque chose d’anormal aux yeux des gens.
Quelque part, en lisant successivement ces deux ouvrages et dans cet ordre, on imagine Sujin dans la peau d’Eun-Mee et le poids de la nostalgie qui la plombe. Elles ont en commun ce sentiment d’être revenues et devenues différentes, de ne plus être comme tout le monde, comme tout ce monde qui les entoure et qui est pourtant le leur.
Côté dessin, les styles sont très différents. D’un côté, le dessin de Yunbo est précis, réaliste, surtout dans les visages où elle excelle. Sans encrage, elle pousse le crayonné pour les premiers plans, mais laisse les décors moins aboutis, sauf quand elle décide d’en restituer l’intérêt. Samir Dahmani, lui, a le trait est plus aiguisé, plus hachuré, plus caricatural. S’il n’a pas la même puissance d’évocation émotionnelle, il contribue, en revanche, à donner un côté plus journalistique et plus spontané à son récit.
À noter que Thierry Groensteen préface les deux albums et compare les parcours des deux auteurs qu’il a côtoyés, soulignant combien ces chroniques sont plus intimes que sociologiques. C’est aussi ce qui les rend d’autant plus attachantes et exemplaires.
Alors bon voyage !
Didier QUELLA-GUYOTÂ ([L@BD-> http://9990045v.esidoc.fr/] et sur Facebook).
http://bdzoom.com/author/didierqg/
« Je ne suis pas d’ici » par Yunbo
Éditions Warum (15 €) – ISBN : 978-2-36535298-7
« Je suis encore là -bas » par Samir Dahmani
Éditions Steinkis (15 €) – ISBN : 978-2-3684-6071-9