« Duke T1 : La Boue et le Sang » par Hermann et Yves H.

De « Comanche » (débuté en 1969 avec Greg) à « Sans Pardon » (2015) en passant par « Dylan Stark » (1968) et la relecture du genre que constitue l’entièreté de la série SF « Jeremiah » (de 1979 à nos jours), Hermann n’a finalement jamais quitté les grands espaces du western. Il le prouve une nouvelle fois ce mois-ci avec le premier opus d’une nouvelle série, « Duke », scénarisé par Yves H. et publié au Lombard lors d’un 44e Festival d’Angoulême dont Hermann assure également la présidence. En tant que shérif adjoint d’une bourgade minière du Colorado, Duke a fort à faire pour endiguer la montée de la violence : or, voici que les hommes de main de Mullins, le puissant propriétaire de la mine d’or locale, viennent de commettre l’irréparable en tuant la femme et la fille d’un ouvrier…

Hermann, président ! Couverture de Casemate n°99 (janvier 2017) reprenant un dessin hommage de Boucq réalisé en janvier 2016

Duke, visuel annonce pour la série

Qu’en raison de sa production démentielle (plus de 100 albums en 55 ans de carrière), on le surnomme « le stakhanoviste de la BD », ou que, en considération de sa capacité à représenter les détails et souffrances de la vie quotidienne, il soit qualifié de « naturaliste de la BD » (voir le titre de l’exposition angoumoisine), Hermann demeure avant toute chose un « cow-boy » (voir le titre de l’article du Monde paru en janvier 2016 après sa nomination en tant que Grand Prix)… aux manières et aux tonalités affirmées. Si Red Dust, le héros de « Comanche », rompait déjà avec le mythe du redresseur de torts westerniens, les créations suivantes du sanglier des Ardennes enfonceront le clou : comme Melvin dans « On a tué Wild Bill » (1999), le personnage central a souvent tout perdu, que ce soit une famille détruite dans un bain de sang ou un idéal envolé devant l’unique nécessité du moment, survivre. Pour Melvin comme pour d’autres, tel Carter dans « Sans Pardon » (voir notre article), la descente aux Enfers sera synonyme de vengeance, plat dégusté froid à l’aune d’un monde en voie de disparition. Nous retrouvons naturellement ce canevas dans le bien nommé album « La Boue et le Sang », une double matière qui colle autant aux semelles de « Duke » qu’à la palette d’Hermann. Ni blanc, ni noir, capable du pire comme du meilleur, le grisonnant Duke fera tout pour liquider le psychopathe Mac Caulky, le chef des hommes de main de Mullins. Notons que le surnom du héros (qui se nomme en réalité Finch) n’est qu’un effet de style renvoyant à un archétype viril, mais finalement bien éloigné de l’image hollywoodienne illustrée par le plus fameux détenteur de ce surnom, Marion « Duke » Morrison, autrement dit John Wayne (1907 – 1979).

Le massacre comme élément déclencheur : planches 3 et 6 (Dupuis 2017)

Réglèments de compte... : planche 30 (Dupuis 2017)

En couverture, aux côtés d’une typographie signifiante, Hermann a choisi de représenter quelques toits en bois, suffisants pour identifier le contexte et l’époque (le récit débute en 1866), outre la silhouette au profil démesuré du protecteur des lieux. Regard bleu perçant, revolver en évidence, gilet et chapeau blanc : nul doute, l’homme est un tireur d’élite qui a du goût et sans doute un peu plus de morale que bien d’autres. La silhouette, digne de Clint Eastwood, Lee Van Cleef et James Coburn réunis, renverra – en guise de référence visuelle – les plus cinéphiles vers l’affiche de « Trésor des collines rouges », un western sans moyens datant de 1955. Chez Hermann lui-même, on pourra trouver une similitude entre ce visuel et ceux concoctés pour « On a tué Wild Bill » et le plus récent « Old Pa Anderson » (voir notre article). Volontiers noble et hiératique, la figure de l’homme d’âge mur figure ici l’ultime rempart de la civilisation contre les pires violences et déchéances : on repérera ici une probable autre référence plus ou moins consciente, à savoir l’incontournable classique – à la chronologie et au suspense en temps réel – que constitue « Le Train sifflera trois fois » (Fred Zinnemann, 1952) où Gary Cooper, shérif à la retraite et avouant ses failles, doit livrer un ultime combat contre quatre dangereux bandits. Tourné vers la gauche, le corps de Duke suggère une nouvelle fois le caractère sombre et pessimiste (qui a dit « crépusculaire » ?) du scénario concocté par Yves H. selon les règles coutumières de la plupart des albums d’Hermann depuis plus de vingt ans. Les couleurs directes (rehaussées d’acrylique) ou les ambiances enneigées, offertes dans les séquences les plus lumineuses, n’y changeront effectivement rien : le sang coulera à flot, aussi rouge vif que l’âtre du Diable… Au final, l’unique chemin de rédemption sera dans l’amour d’une femme, Peg, une prostituée qui aimerait bien retourner avec lui en Louisiane.

Visuel pour le 1er tome de l'intégrale Comanche en noir et blanc (éditions Niffle 2017)

Couverture pour On a tué Wild Bill (Dupuis, 1999)

Affiche pour Le Trésor des collines rouges (F. McDonald, 1955)

Affiche pour Le Train sifflera trois fois (High Noon) de Fred Zinnemann en 1952

Conçu tel un épisode pilote de cette nouvelle série prévue en 5 albums, « La Boue et le Sang » est un récit auto-conclusif. Le suivant, déjà annoncé, démarrera dans la chronologie interne deux ans plus tard. Espérons que les fans d’Hermann n’auront quant à eux pas aussi longtemps à patienter avant de découvrir la suite !

En guise de compléments, quelques questions pour Yves H :

Hermann, ayant finalement toujours dessiné le western, a-t-il accepté rapidement l’idée d’une nouvelle série centrée sur ce genre emblématique ?

Yves H : « Oui, dès lors qu’il y prend plaisir et qu’il sait que le public aime le retrouver sur ce genre de terrain. Ce fut finalement une décision très facile à pendre. Sur le format, les discussions ont été à peine plus difficiles : bien sûr, se lancer dans une nouvelle série, lui qui n’en a plus commencé de nouvelle depuis« Les Tours de Bois-Maury » en 1984, apparaissait audacieux sinon saugrenu en raison de son grand âge. Mais il a encore bon pied bon œil, et c’est rien de le dire, et se voit dessiner encore de nombreuses années. Alors pourquoi pas ? D’autant que « Duke » ne devrait pas s’étendre sur des dizaines de tomes mais plutôt sur cinq ou six épisodes. Voire un ou deux de plus en fonction du développement de l’intrigue… et de la santé de mon dessinateur. »

De sang froid ? Planche 48 (Dupuis 2017)

Pourquoi avoir choisi comme titre « Duke », sachant que John Wayne n’est pas vraiment la tasse de thé du père de Comanche ?

Yves H : « Parce que je n’y pas pensé au moment de choisir son surnom, aussi bizarre que cela puisse paraître. Je ne suis pas non plus un fan du grand John, raison pour laquelle la référence à ce Duke-là ne m’a pas effleuré. Et une fois que la référence au grand John m’est revenue en mémoire, je me suis dit tant pis, il y a assez de place pour deux « Duke » dans les étendues infinies de l’Ouest américain. Et puis peut-être que le premier pourrait indirectement nourri le second. On pourrait ensuite imaginer que John Wayne ait été affublé de ce surnom en référence à une légende de l’Ouest. L’idée est somme toute amusante. A l’origine, j’avais opté pour « 10 000 dollars » mais, assez justement, l’éditeur du Lombard (Gauthier Van Meerbeeck), après avoir lu le synopsis, m’a fait remarquer que l’élément central de la série n’était pas les 10 000 dollars mais Duke lui-même. Voilà pourquoi le titre de la série est devenu… « Duke ». »

Duke, un héros sans peur et sans reproches ?

Yves H : « Oh non. Il y a belle lurette que ni mon père ni moi ne croyons aux héros à la Tintin. Même s’ils le cachent, je pense que nos « héros » ont les tripes qui se nouent avant d’entrer en action. Ce sont des hommes – ou des femmes – pas des robots. De plus, un héros n’est pas quelqu’un qui n’a pas peur mais qui repousse les limites de sa peur pour agir. C’est cette dimension qui en fait des héros. Sinon, il y aurait programmation, ce qui lui enlèverait toute idée de mérite. Quant à se demander s’ils sont sans reproches, cela me semble tout aussi absurde. Pour la même raison. Nos « héros » sont des hommes, ils vivent comme vous et moi. Nous sommes tous amenés à prendre des décisions parfois difficiles que nous regrettons plus tard. C’est encore plus vrai pour des personnages confrontés à de véritables dilemmes existentiels. Ces décisions qu’ils prennent sont autant de blessures morales qui les rendent parfois vulnérables, souvent plus humains. Ce sont ces failles, ces blessures de l’existence qui les rendent attachants. Un robot n’a rien d’attachant ; un humain perclus de doutes mais qui avance quand même parce qu’il n’a pas d’autre choix, à lui on s’identifie ! »

Illustration pour la carte de vœux 2017

Chez Hermann et Yves H., les héros vieillissent et se courbent, ou subissent l’usure du temps et de ses épreuves : une volonté scénaristique précise ?

Yves H. : « Pour la même raison que celle évoquée ci-dessus : nos personnages sont des hommes – ou des femmes. Ils sont donc, comme aime à le répéter mon père, des êtres biodégradables. Ils s’usent, vieillissent comme tout le monde. Pourquoi, parce qu’on fait de la BD, n’intègrerions-nous pas ce paramètre ? »

Le prochain « Jeremiah », qui s’intéresse à l’inverse à la jeunesse de Kurdy, peut-il être perçu comme une alternative à cette tendance ?

Yves H. : « Non, puisque par l’absurde il met en lumière le vieillissement de Kurdy. C’est finalement la même problématique mais vue à l’envers. Cela dit, ce retour en arrière fut dicté essentiellement par une envie de mon père de se renouveler. Plus que bon nombre de ses collègues, il a peur du ronronnement et il sentait qu’il commençait à se répéter avec Jeremiah. Il avait besoin d’une remise en question, de changer ses habitudes. La jeunesse de Kurdy est donc une occasion de relancer la machine, de lui insuffler un nouvel élan.»

La série « Duke » paraît très violente : quelles différences sur ce point entre cette série et des one-shots tels « Sans pardon » ou « On a tué Wild Bill » ?

Yves H : « « Sans pardon » montrait une violence exacerbée, « tarantinesque », sombre et très BD à la fois. En revanche, « On a tué Wild Bill » proposait une violence beaucoup plus réaliste, telle qu’on pouvait la vivre dans le monde quasi anarchique de l’Ouest américain. »

« Il est vrai que mes scénarios sont souvent empreints de violence. Tout d’abord, je vous rassure, je ne suis pas quelqu’un de violent au quotidien. Je suis même plutôt placide. Mais je n’invente rien : le monde est violent, extrêmement. Nous l’avons vécu dans notre chair ces dernières années ici en Europe. Certaines parties du monde vivent un cauchemar éveillé depuis des années. L’injustice est présente partout. Je pense que la violence qui est représentée dans « Duke », entre autres, n’est rien en comparaison de celle que des millions de gens vivent dans le monde. »

« Ce qui est interpellant, c’est qu’on m’a à plusieurs reprises reproché d’être trop violent dans mes scénarios. Soit. Mais je m’étonne. Etant plutôt fan des séries télé, j’y trouve souvent une violence bien plus débridée que dans mes scénarios. Pourtant cela ne semble choquer personne. Il semblerait donc que le public BD soit plus impressionnable ou plus conservateur, je ne sais pas. De mon côté, je n’ai pas l’intention de changer de cap. Je continuerai de sonder à ma façon les recoins les plus sombres de l’âme humaine. Aussi paradoxal que cela puisse paraitre, c’est le seul moyen que j’ai à ma disposition de me prémunir contre les horreurs commises par l’homme. »

Qu’attendre au final de cet univers crépusculaire (de boue et de sang) pour la suite de l’aventure ? Que se passera-t-il dans les tomes suivants ?

Yves H. : « Le tome 1 est en quelque sorte un épisode pilote qui permet de planter le décor et de présenter le personnage de Duke autour duquel gravitera toute l’intrigue. On y fait sa connaissance et celle des démons qui le hantent. Il peut être lu comme un one-shot sauf dans sa conclusion ouverte qui annonce une suite. Dès le tome suivant, nous entrons dans le vif du sujet et dans l’histoire proprement dite dont l’ensemble des épisodes formeront un seul récit. Il s’agit donc d’une (mini-)série progressive et non d’une série dans le style de Jeremiah avec des épisodes dits « bouclés » (indépendants les uns des autres).»

D’autres projets ou idées de one-shots, déjà concrétisés ou futurs idéaux ?

Yves H. : « Je rêve entre autres d’une série bis de « Duke ». Pas vraiment un spin-off mais une série parallèle qui éclairerait les jeunes années de Duke et de son frère Clem, ainsi que les raisons pour lesquelles ils ont quitté la Louisiane et sont devenus ce qu’ils sont. Les deux séries évolueraient en parallèle et répondraient à certaines questions qui se poseraient dans l’une ou l’autre série. Mais c’est encore à l’état de rêve… »

Philippe TOMBLAINE

« Duke T1 : La Boue et le Sang » par Hermann et Yves H.
Éditions Dupuis (14,45 €) – ISBN : 978-2803670994

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