« Polar T2 : Œil pour œil » par Victor Santos

Il y a un an sortait chez Glénat Comics le premier volet d’une œuvre ouvertement, puissamment et joliment influencée par Frank Miller : « Polar », de l’Espagnol Victor Santos, l’un des artistes non américains les plus appréciés dans le milieu des comics depuis maintenant déjà une décennie (publié chez Image, Vertigo, IDW, Dark Horse…). Le deuxième opus de « Polar » vient de sortir chez le même éditeur, et c’est toujours aussi beau, violent et intense.

Au départ, « Polar » est un webcomic alimenté deux fois par semaine par son auteur, Victor Santos, et qui a la particularité d’être muet et utilisant le médium informatique pour opérer des zooms sur certains détails des planches avant d’en présenter la totalité. Le passage à la version papier s’accompagne d’ajouts de dialogues, ce qui lui donne une légitimité dans le processus éditorial. À ce jour, Santos en est au troisième opus de cette œuvre, donc nous aurons le plaisir d’en lire prochainement la continuité en album après ce deuxième volet. Plaisir, car « Polar » est une vraie réussite. Comme je l’ai dit en introduction, ce comic s’inscrit dans la droite lignée du style Miller, et plus particulièrement celui de « Sin City » : une création typiquement hard boiled en noir et blanc où la couleur – par touches – s’immisce avec puissance. Mais « Polar » n’est pas un hommage flirtant avec le plagiat, Santos ayant eu le talent et l’intelligence d’en faire autre chose qu’un simple écho millerien. Car si le noir et blanc se retrouve petit à petit investi de couleur stigmatisant tel ou tel détail selon l’attention qui doit être porté sur l’action, ladite couleur (cette fois-ci unique, l’orange, et non une alternance de couleurs primaires) finit par envahir l’espace et même remplacer le noir pour nous offrir un spectacle visuel implacable, nous faisant passer à autre chose qu’une simple incursion de la couleur. Ici, l’orange finit par devenir l’un des acteurs principaux de l’œuvre, sa teinte substantielle, son identité graphique. Nous sommes totalement dans la bichromie et non dans le noir et blanc augmenté d’une couleur. Le choix de l’orange est aussi pertinent qu’efficace, entre le jaune du polar et le sang qui en découle, persistant au sein de notre rétine.

Initialement, « Polar » met en scène le personnage de Black Kaiser, apparu dans l’un des albums de l’auteur publié en 2009 chez Dolmen : ici, l’agent secret rangé des voitures se fait rattraper par son passé, sortant de sa retraite pour exterminer ceux qui ne veulent pas lâcher le morceau. Thème classique s’il en est, mais la manière dont Santos a mis en scène tout ceci relève de la gageure, s’appuyant avant tout sur l’ambiance graphique pour en tirer une narration abrupte et fragmentée dans sa fluidité. Les séquences muettes s’imposent avec fracas, la description de la violence est frontale, le trait et la couleur devenant l’action même dans des raccourcis fulgurants et un indéniable aplomb dans l’expression du mouvement et des faits. Santos le dit lui-même : il voulait créer une œuvre au style direct et minimaliste, sans fioritures : la description de l’action, rien que la description de l’action, celle-ci engendrant le sens caché de la psychologie des personnages. Et si « Sin City » se rappelle à notre bon souvenir à chaque coin de planche, l’auteur a bien d’autres influences, poussant la coquetterie (ou la provocation) jusqu’à ne citer Frank Miller que comme dernière influence après des films comme « Le Samouraï » de Jean-Pierre Melville ou « Point Blank » de John Boorman, des romans comme « The Eiger Sanction » de Trevanian ou « The Killer inside me » de Jim Thompson, et enfin des dessinateurs de bande dessinée comme Steranko, Muñoz, Breccia ou Toth, et donc, enfin… Miller. Tout ça se tient. Outrance et cohérence font ici bon ménage.

Mais Santos ne s’en remet pas à ces seules influences pour l’ensemble du projet « Polar » ; ainsi, ce deuxième volet fait plus particulièrement écho à des œuvres des années 1970, comme le sous-genre de films de « viol et vengeance » comme « Female Prisoner 701 : Scorpion », long-métrage japonais de Shunya Ito (« La Femme scorpion »). De même, l’auteur ne tire pas sur la ficelle en accumulant les aventures de Black Kaiser mais déployant plutôt un univers hard boiled portant la marque de ce personnage. Dans « Œil pour œil », il n’apparaît qu’au début de l’histoire, formant sa protégée sauvée des eaux arctiques à l’art de la vengeance meurtrière. Christy White avait fait confiance à des hommes, avait aimé un homme, avant que la gente masculine ne la heurte, ne la torture, ne l’assassine. Mais elle a survécu. Et ça va chauffer pour leur matricule. Et pas qu’un peu. Pas une vengeance de femme sans défense. Un carnage à la hauteur de l’insupportable violence faite aux femmes, et à elle en particulier. La victime devient non pas bourreau mais machine à exterminer les salauds. Sale temps pour les mecs. De la même manière qu’il fait évoluer le casting de « Polar », Santos ne s’en tient pas au procédé pur et dur du premier album, amorçant d’autres expressions au sein de son style pourtant si bien en place : ici, l’orange n’est plus une couleur apposée au noir et blanc mais devient même trait à la place du noir, et un procédé de déchirure graphique dans la description du réel révèle par cette couleur la vraie sauvagerie qui se cache derrière les apparences, par exemple.

Au-delà de toute attente, nous ne sommes donc pas dans le procédé bien installé et réitéré car ayant fait mouche auprès des lecteurs et de la critique, mais bien dans un processus évolutif à l’intérieur même de ce postulat graphique et esthétique. Il en va de même pour l’utilisation des grisés et des trames qui prennent ici une dimension plus importante que précédemment. D’aucuns diront que ces histoires de vengeance où la violence est si ostensiblement mise en scène ne suffisent pas à faire de tout ceci une œuvre ayant du fond, car le scénario ne s’en tiendrait qu’à une succession de scènes d’action primaires, mais ce serait mal percevoir la nature même de « Polar » : c’est bel et bien l’impact graphique, par son intensité folle, quasi épileptique, qui devient le principal protagoniste de l’œuvre ; l’alpha et l’oméga, la substantifique moelle de ce récit nous poussant à remettre en question notre propre approche narrative, le visuel ne se substituant pas au scénario mais ce dernier prenant corps au sein du trait, de l’à-plat noir, de la couleur et du vide. Il en ressort, en creux, toute la psychologie fracassée de ces personnages en proie à une violence qu’il n’ont ni choisie ni souhaitée, coincés dans la dégueulasserie d’un monde où les bas instincts font trop souvent la loi. Une claque.

Cecil McKINLEY

« Polar T2 : Œil pour œil » par Victor Santos

Éditions Glénat Comics (15,95€) – ISBN : 978-2-344-01208-6

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