Depuis 2021, chaque année, Tiburce Oger rassemble une belle équipe de dessinateurs et dessinatrices pour évoquer l’Ouest américain à travers des personnages authentiques – le Far West, donc – et l’exploitation de ces territoires par des individus qui oubliaient, bien souvent, qu’ils n’étaient que des colonisateurs assoiffés de richesses…
Lire la suite...« L’Armée de l’ombre T4 : Nous étions des hommes » par Olivier Speltens
Si les séries et albums sur la Seconde Guerre mondiale abondent, plus rares sont celles et ceux à garder intactes leurs grandes qualités graphiques et scénaristiques. Avec quatre tomes réalisés depuis 2012, Olivier Speltens fait partie du lot, en ayant indéniablement réussi un pari quelque peu risqué : décrire avec émotion le parcours d’Ernst Kessler, un soldat de la Wehrmacht envoyé dès la fin 1942 sur le front russe. Dans cet ultime opus débutant en août 1944, les troupes allemandes sont repoussées par l’irrésistible machine de guerre ennemie. Sur l’Oder, à 90 kilomètres de Berlin, les hommes font face à un ultime choix difficile : combattre le bolchevisme jusqu’à la mort ou tenter de gagner le front ouest dans l’espoir de se rendre aux anglo-américains…
Bruxellois né en 1971, Olivier Speltens débutait en octobre 2012 avec « L’Armée des ombres T1 : L’Hiver russe » sa troisième série, après « Les Larmes de pourpre » (2003 à 2005, Joker éditions) et « M.99 » (2006 à 2010, Joker éditions). Passionné depuis l’enfance par le second conflit mondial et les maquettes d’avion, l’auteur a trouvé matière à conjuguer ses deux thématiques chez l’éditeur suisse Paquet (collection Mémoire). Histoire, récit d’itinérance et d’apprentissage, « L’Armée de l’ombre » est tout cela à la fois, ne négligeant et n’occultant rien – notamment par son riche et pourtant discret aspect documentaire – des enjeux et tragédies de l’époque. Soldat comme les autres, le recrue Kessler sera successivement confrontée à l’offensive allemande de 1941, à la gigantesque bataille de Koursk puis à l’écroulement du Reich. Si le titre de la série évoque une autre forme d’engagement (la Résistance dans le classique de Jean-Pierre Melville, « L’Armée des ombres » (1969), adapté du roman de Joseph Kessel), il en rappelle surtout la noirceur et le pessimisme ambiant, tragédie engendrée par les noces funèbres du combat et de l’héroïsme. Parler de héros en mettant en scène un soldat allemand n’est pas choisir la solution de facilité, mais Olivier Speltens s’en sort à merveille en décrivant les états d’âmes d’un homme qui n’est pas un nazi convaincu. Aux côtés d’une poignée de compagnons d’armes (Werner, Klaus et tout le peloton du feldwebel – adjudant ou chef – Hartmann), Kessler prend ainsi conscience d’entreprendre malgré lui guerre de haine totale, marquée par une surenchère de l’horreur. Pion et chaire à canon d’une génération sacrifiée par la folie d’Hitler, Kessler connaîtra la peur, les exactions, la politique de la terre brûlée, le froid, la faim et le désarroi du vaincu. Cette richesse de contenu, porté par la patte graphique de l’auteur, trouve rapidement son lectorat : le premier tome s’écoulera à 13 000 exemplaires.
Les tomes 2 (« Le Réveil du géant », février 2014) et 3 (« Terre brûlée », mai 2015) de la série (vendue à 75 000 exemplaires) illustrent jusque sur leurs couvertures le brutal revirement de situation de l’été 1943. Bloquée à Stalingrad, où la Vie armée du maréchal Paulus finit par se rendre le 2 février, l’offensive allemande regroupe encore 900 000 hommes, 2 000 avions et 2 700 chars dans l’opération Citadelle, qui a pour but de détruire la puissance soviétique, riche de 1,3 million d’hommes et 3 300 chars. C’est au sud-ouest de la Russie, dans la région du Don, qu’allait se jouer la plus grande bataille de blindés de l’Histoire, du 5 juillet au 23 août 1943. Arrivé sur place, mais prévenu de l’invasion de la Sicile par les Alliés le 10 juillet, Hitler lui-même décidera d’arrêter les frais à l’Est, amorçant désormais une action défensive cependant rendue caduque par un front morcelé. Sur le plan stratégique et opérationnel, le résultat est une incontestable victoire soviétique. L’énorme effort industriel et humain consenti par le Troisième Reich nazi pour concentrer des forces maximum et emporter la décision à Koursk était réduite à néant, les objectifs fixés n’ayant même pas été approchés. Pire, pour la première fois, les Soviétiques avaient avancé durant les mois d’été, renforçant grandement de ce simple fait le moral de l’Armée rouge. Du côté allemand, la défaite finit de convaincre les derniers optimistes que la guerre à l’Est était définitivement perdue. Dans un souci de concision et de précision, Speltens s’inspirera de véritables récits de soldats, tels deux rédigés par August Von Kageneck (« La Guerre à l’Est »), Guy Sajer (« Le Soldat oublié ») ou encore Hans Rüdel (« Pilote de Stuka »). Et se fera plaisir en remplissant ses cases de chars Panther ou Tigre…
L’empathie tissée entre les lecteurs et le soldat Kessler s’étendra naturellement dans les divers aspects psychologiques décrits jusqu’à l’ultime planche du tome 4 et dont, la encore, la couverture donne une idée : en gros plan, sous la pluie, le visage noirci du combattant, seulement illuminé par un regard bleuté qui témoigne encore de son humanité (dixit le titre « Nous étions des hommes »), traduit toute l’amertume de cette fin de conflit. Les 60 millions de victimes civiles et militaires (dont 5,3 millions de soldats allemands provoqueront un vide et traumatisme immense, depuis perpétuellement interrogés et mis en lumière par des œuvres du calibre de « L’Armée des ombres » ou, sur des thèmes similaires, d’ « Airborne 44 » (6 albums par Philippe Jarbinet chez Casterman) ou « Amours Fragiles » (7 tomes ; Philippe Richelle et Jean-Michel Beuriot, également chez Casterman). Pour sa part, Speltens a déclaré vouloir désormais s’intéresser à L’Afrika Korps et à la guerre du désert. Aucun doute : les lecteurs devraient rempiler !
Quelques précisions de l’auteur viendront clôturer ce dossier : « Cela fait longtemps que je m’intéresse à la Seconde Guerre mondiale, et réaliser une série du côté allemand m’a semblé intéressant pour deux raisons : d’abord, le sujet n’avait pas été énormément traité en bande dessinée et, si c’était abordé avec doigté, je me suis dis que cela pouvait marcher. Le plus difficile a finalement été de convaincre un éditeur : l’on pouvait parler des soldats allemands sans pour autant partager leurs idées… Ensuite, l’idée de faire découvrir ce qu’avait été la guerre à l’Est (côté russe ou allemand) me semblait des plus intéressante puisque ce front, le plus important de la guerre, était pourtant fort méconnu du grand public. Je pensais à cette histoire depuis pas mal de temps, en rassemblant au fil des années pas mal de documentation sur le sujet (notamment du côté allemand) et j’ai donc pu faire la synthèse de tous les témoignages en ma possession pour écrire le scénario. L’histoire est authentique et représente à mon sens pas mal ce qu’a dû être la guerre là -bas, même si j’ai du édulcorer mon propos. Je n’ai pas pu dessiner tout ce que j’ai lu, le public n’y aurait probablement pas cru. Il n’était d’ailleurs pas nécessaire de montrer des gens en milles morceaux à chaque page, je serais rapidement tombé dans « le gore ». Puisque le sujet marche bien auprès du public et que « j’aime » toujours autant ça, je vais continuer dans la même veine et tenter de raconter l’histoire de l’Afrika Korps. Pour préciser, c’est le corps expéditionnaire allemand qui a été envoyé en Afrique du nord pour porter secours à leurs alliés Italiens alors sous la botte de Mussolini. Je raconterai cette histoire à travers le témoignage d’un équipage de char car les combats entre blindés anglo-américains d’une part et germano-italiens d’autre part ont été vraiment impressionnants et intéressants. »
Philippe TOMBLAINE
« L’Armée de l’ombre T4 : Nous étions des hommes » par Olivier Speltens
Éditions Paquet (14,00 €) – ISBN : 978-2888907565