Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...« Couleur de peau : miel T4 » par Jung
Débuté en septembre 2007 chez Soleil comme un récit autobiographique initialement prévu en 1, 2 puis 3 tomes, « Couleur de peau : miel » raconte avec une grande tendresse la quête identitaire de son auteur, d’origine coréenne. Jung, orphelin recueilli à 5 ans par une famille belge, n’a dès lors eut de cesse de s’interroger sur ses véritables origines. Cette quête identitaire s’enrichit depuis octobre d’un nouvel opus, dans lequel l’enfant devenu auteur, toujours partagé entre Europe et Asie, questionne ses deux familles. Entre le souvenir de ce qui a été et le regret de tout ce qui aurait pu être… Une digne évolution, non figée dans le marbre tant Jung a besoin d’exprimer son incroyable parcours de vie.
Né à Séoul le 2 décembre 1965, retrouvé par un policier dans la rue et fouillant les poubelles pour subsister, Jung Sik Jun (dit Jung) est un survivant. Il faut dire que dans la Corée traditionnaliste, une mère célibataire vivant seule avec un enfant vit dans la honte et le pêché. Se retrouvant dans un orphelinat au milieu de 2000 autres enfants abandonnés, le « dossier 8015 » sera adopté en 1971. Avec ses quatre nouveaux frères et soeur, Jung fera les quatre-cents coups, en découvrant aussi bien les joies de l’adolescence que la sexualité, la danse et le dessin, les petites rivalités, les mensonges, le sadisme des méthodes éducatives ou le fait de se sentir comme une « pomme pourrie » dans un seau de pommes mûres. Angoissé, pas à sa place, en but au racisme ambiant ; voyant surtout le triste sort d’autres enfants adoptés de son entourage (dont une autre Coréenne dans sa famille belge, qui sera prénommée Valérie), tous promis à un sort funeste (fort taux de suicides). Doué mais intérieurement complexé et moralement déraciné, Jung se confronte à sa mère d’adoption, dont il ne comprendra que tardivement l’amour qu’elle lui porte.
À 16 ans, sans savoir que ce sera son futur métier, Jung dessin ses premières planches : on y retrouve déjà des thèmes et des idées ancrées inconsciemment, dont celui de l’orphelin mais également des éléments de la culture traditionnelle coréenne. Comme le déclare l’auteur : « Je refusais d’une manière maladive mes origines coréennes qui me faisaient honte. Pourtant, je savais que je ne pouvais pas jouer à ce petit jeu très longtemps, car ce combat stérile me rendait profondément malheureux. Les petits dessins que je faisais sans réfléchir ne mentaient pas » (dans « Couleur de peau : miel » T2, pl.122). a 19 ans, Jung gagne un voyage au Japon, le pays fantasmé du manga : il comprendra là -bas sa différence, et qu’il lui reste un long chemin, tel un pont à franchir vers la Corée.
À 21 ans, Jung est installé à Bruxelles, inscrit dans la célèbre section bande dessinée de l’institut Saint-Luc. En 1987, sa carrière prend un tournant décisif puisqu’il rencontre Marc Michetz, qui le présente au magazine Spirou. Il illustre quelques courts récits dans Spirou et Tintin, et travaille alors quelques mois dans l’atelier d’Yslaire et de Darasse. Viendra ensuite, en 1991, le premier des quatre tomes de « Yasuda » (Hélyode-Lefranc) puis « La Jeune Fille et le Vent » en 1997 (Delcourt), en collaboration avec Martin Ryelandt. L’univers asiatique de cette série d’heroic-fantasy est un retour à ses origines coréennes. « Kwaïdan » (2001 à 2008, Delcourt), où il est auteur complet, frappera par la beauté des couleurs directes et la poésie subtile et raffinée qui émane de ce conte nippon. Enfin, en 2015, « Le Voyage de Phoenix » (Delcourt), album qui raconte le destin croisé de trois personnages suite à la guerre de Corée (1950 – 1953). En parallèle de ces créations, « Couleur de peau : miel » est adapté au cinéma par Laurent Boileau et Jung (co-réalisateur) en 2012, dans un formidable film d’animation mêlant vidéo, image de synthèse et dessin traditionnel. Extrêmement sensible, l’œuvre obtient plusieurs prix et récompenses et fait connaitre le parcours de Jung dans le monde entier… dont le Japon et la Corée… jusqu’aux siège des Nations Unies à New York. Le film a depuis intégré le cadre pédagogique de l’opération Collège au Cinéma.
Revenu dans son pays natal en 2009 à l’âge de 44 ans, Jung effectue un retour aux sources thérapeutique. Son travail artistique lui permet d’enfanter sa vérité, de renouer avec ses origines. Il racontera pour L’Humanité en 2012 : « Je voulais voir les lieux, aller à Séoul, au marché de Namdaemum, là où un policier m’a trouvé étant petit. Ce voyage m’a permis de continuer tardivement ma quête identitaire, qui passe aussi par la couleur de peau. C’était un voyage physique et intérieur. J’étais face aux Coréens. Je les observais, Je faisais partie d’eux, j’étais leur frère [...] »
Manière ludique d’exprimer un vide, de combler une intériorité, de retracer et reconstruire ses racines (façon puzzle), le dessin est primordial chez Jung ; il lui permettra surtout de faire le deuil de sa mère biologique, demeurée mystérieuse en dépit des recherches effectuées. Habitant désormais à Bordeaux, Jung redonne dans l’actuel tome 4 la parole à sa mère d’adoption belge, qui a désormais 76 ans. De nouveau un voyage décalé aux origines, dans lequel se conjuguent les souvenirs d’antan et l’impact des changements survenus depuis. Parti de la maison familiale à 19 ans, l’auteur confronte néanmoins avec douceur son témoignage graphique à une mère qui en accepte la vérité et les aigreurs. « Elle a mal commencé, mais après tout… Elle est pas si mal ma vie » (T4, pl. 112).
«Je serai européen mais aussi asiatique. Et quand quelqu’un me demandera de quelle origine je suis, je lui répondrai que je viens d’une contrée où on cultive du miel au goût sucré mais aussi salé. » C’est inscrit en en-tête de son dossier d’adoption : couleur de peau : miel. Une inscription anonyme datant du XIe siècle disait déjà : « La science est d’un goût amer à ses débuts, mais à la fin elle est aussi douce que le miel ». En lisant l’humour et la poésie de Jung, nul doute que chaque lecteur arrivera à la même conclusion philosophique.
Philippe TOMBLAINE
« Couleur de peau : miel T4 » par Jung
Éditions Soleil (15,50 €) – ISBN : 978-2-302-05391-5