Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...« Le Bateau-usine » par Gô Fujiko et Takiji Kobayashi
Les deux premières pages de la version manga du « Bateau-Usine » sont cerclées de noir. Le noir du deuil, le noir de la colère de la famille du défunt. Celui qui est allongé devant eux n’est autre que Takiji Kobayashi, un simple auteur de romans qui a payé de sa vie ses idées politiques. Sa mère ne comprend pas comment on peut tuer quelqu’un d’aussi talentueux juste pour des idées. C’est pour continuer la transmission de ses idées que son œuvre ultime est aujourd’hui mise en image par Gô Fujiko. Bienvenus à bord du bateau-usine.
Avant le grand départ en mer, les marins échangent sur ce qui les a poussés à accepter ce travail, souvent un besoin d’argent. Ils se ravitaillent tout en déversant quelques blagues salaces. Ils savent tous qu’ils sont partis pour de longs mois en mer. L’Akuko Maru est un énorme navire où l’on pêche, mais également où l’on traite et met immédiatement en boîte les crustacés. Une petite ville insalubre, exiguë, loin de tout, mais qui rapporte avant tout à son armateur. L’enjeu est plus grand que le simple butin d’une pêche réussie. C’est une course économique contre les Russes. Le nouvel intendant est très clair là dessus : « c’est un duel entre le peuple de l’empire du japon et les Russkofs… si jamais on perdait, alors les jeunes Japonais que vous êtes, avec vos couilles ballantes, vous n’auriez plus qu’a vous ouvrir le ventre et vous jeter dans la mer du Kamtchatka. » Les hommes comprennent vite la situation, leurs vies ne valent rien ici. Le sauvetage d’une chaloupe, obligatoire pour le travail, est plus important que celui d’un ouvrier tombé à la mer. Même le capitaine n’est plus maître à bord. L’intendant est également clair là -dessus : pas question de perdre une semaine de travail pour sauver un autre bateau de pêche en difficulté, droit dans ses bottes, regardant le capitaine dans les yeux il déclame : « … Le Chichibu-Maru est assuré pour une somme bien trop élevée par rapport à ce qu’il vaut ! C’est un rafiot, il rapportera plus d’argent en faisant naufrage ! » Le capitaine venait de comprendre qu’il ne pourrait rien faire, 425 hommes allaient périr, noyés par le dictât de l’argent. Mais ce que ces marins ne savaient pas, c’est que c’est sur leur propre bateau que les conditions allaient devenir de plus en plus exécrables. C’est à se demander s’il ne valait pas mieux mourir tout de suite que d’endurer un tel esclavage. La suite n’est qu’une descente aux enfers et le début d’une lutte sociale bien vite réprimée.
Adapté du roman du même nom de Takaji Kobayashi, ce manga est dessiné dans un style classique des mangas réalistes des années soixante-dix. On retrouve le trait dynamique et lourd d’auteurs tel que Tako Saito (« Golgo 13 ») ou Tetsuya Chiba (« Ashita no Joe »). Monument de la littérature des années 1920, ce roman, devenu un classique, fait l’éloge de la classe ouvrière et du combat qu’elle endure au jour le jour. C’est également l’un des premiers romans sur les luttes ouvrières, les grèves et les rassemblements syndicaux. Traité de manière réaliste, ce livre, qui fut censuré lors de sa parution, est le fruit de longues années de documentation et d’interviews réalisés auprès de travailleurs vivant au quotidien la répression de leur supérieur à bord de ces bateaux-usine. Son témoignage, d’une époque que l’on espère révolue, est malheureusement encore d’actualité dans bien des endroits.
Le romancier, engagé politiquement, secrétaire de la ligue des écrivains prolétariens, est vu comme le porte-parole de la classe ouvrière. Il sera arrêté en 1933 auprès des mois de clandestinité pour avoir adhéré au parti communiste. Torturé, il est décédé, soi-disant, d’une crise cardiaque. C’est ce repos éternel, très justement mis en image, en introduction et en conclusion du livre qui rend la tragédie de ces ouvriers maltraités encore plus injuste. C’est l’incompréhension d’une mère qui vient de perdre son enfant pour quelques mots admirablement écrits qui bouleverse encore le lecteur près d’un siècle plus tard.
Bien évidemment, comme c’est souvent le cas chez l’éditeur Akata, la lecture ne s’arrête pas à la fin du manga. Le cahier documentaire en fin de volume complète de manière didactique le récit. Il est également possible de lire le roman original, traduit en français par Évelyne Lesigne-Audolyn aux éditions Allia, auteur de la préface du manga. « Le Bateau-usine » est une plongée dans l’enfer du travail du début du siècle dernier. Un remarquable témoignage, superbement mis en image, qui vous prend forcément aux tripes.
Gwenaël JACQUET
« Le Bateau-usine » par Gô Fujiko et Takiji Kobayashi
Éditions Akata (7,95 €) – ISBN : 978-2-36974-150-3
© Takiji Kobayashi, Gô Fujiko 2006 / Higashiginza Shuppansha, Tokyo